geo.cybercantal.net sommaire Histoire : Le siège de Chastel-Marlhac et les guerres arvernes de Thierry 1er
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Le siège de Chastel-Marlhac et les guerres arvernes de Thierry 1er

par Jacques Moulier

En 532, le fils de Clovis, Thierry, mit le siège devant Chastel-Marlhac, hameau sur la commune actuelle du Monteil, canton de Saignes. Quel fut le contexte de cet évènement historique ? Que sait-on vraiment du combat ?

A gauche: vue aérienne du plateau de Chastel-Marlhac (photo G. Fournier: Bulletin du GRHAVS n°20, 1980) ; à droite: vue d'ensemble du plateau de Chastel-Marlhac, face ouest.

1. Clovis et Thierry
Le 27 novembre 511, Clovis mourait à Paris, à l'âge de quarante-cinq ans. Il se fit enterrer à côté de sainte Geneviève dans la basilique des Saints-Apôtres, qui n'était pas terminée et deviendra par la suite l'église Sainte-Geneviève. Selon certains auteurs contemporains, dont Michel Rouche (1), il rendait ainsi hommage "à celle à qui il devait l'axe général de sa politique et ses pratiques humanitaires envers ses adversaires gallo-romains". Et le même auteur conclut en affirmant qu'il "a pu, avec l'aide de Clotilde surtout, poser les fondations d'un organisme politique romain et chrétien. Il a semé sans pouvoir récolter. Il a posé la loi d'un monde nouveau, celle du père fondateur" (2).

Il convient, selon nous, de tempérer cette vision idyllique de l'homme que fut Clovis. S'il sut se montrer intelligent, prudent et habile en politique, courageux et parfois chanceux sur les champs de bataille, s'il réussit à agrandir sans cesse son territoire, son "pré-carré", il n'eut jamais pour autant l'idée de créer un Etat au sens moderne, ou romain, du terme. Les terres qu'il conquiert lui appartiennent en propre. C'est le butin du chef. A sa mort, elles seront partagées entre ses fils, en application d'une vieille coutume germanique.

En outre, peut-on oublier que Clovis régna par le meurtre ? Il fit massacrer toute sa parentèle et Grégoire de Tours détaille sans complaisance tous ses assassinats (3). "Ensuite il se plaignit de n'avoir plus de parents pour l'aider mais, ajoute le chroniqueur, ce n'est pas par affliction pour leur mort qu'il disait cela, mais par ruse pour savoir si par hasard il pourrait en découvrir un pour le tuer". Il n'épargna que ses propres enfants. Sur tous ces crimes le jugement de Grégoire de Tours ne manque pas d'étonner : "Ainsi Dieu prosternait chaque jour ses ennemis sous sa main et agrandissait son royaume parce qu'il marchait d'un cœur droit devant lui et faisait ce qui plaisait aux yeux de Dieu.

Clovis avait quatre fils vivants lorsqu'il mourut. Thierry, l'aîné, était le fils d'une franque rhénane restée anonyme; Clodomir, Childebert et Clotaire étaient issus de l'union de Clovis et de Clotilde.

L'aîné nous concerne au premier chef car il reçut l'Auvergne, ou plutôt Arvernis (la cité arverne : ville de Clermont-Ferrand). Il hérita également du royaume de Cologne - le pays de sa mère - de l'Austrasie, pays de Reims, de Châlons et de Metz, du pays des Lémovices (Limousin), des Cadurques (Quercy), du Puy, de l'Albigeois. Il fit de Reims sa capitale. On le nomma parfois aussi Roi d'Aus-trasie ou de Metz.

Thierry avait au moins vingt-et-un ans à la mort de son père et avait déjà un fils : Théodebert. Nous savons peu de choses du fils aîné de Clovis. Il passa sa vie à guerroyer et fit preuve de réelles qualités de chef. Souvent victorieux, il sut se faire aimer de ses leudes. Par deux fois au moins il vint ravager l'Arvernie. Ce sont ces deux campagnes que nous allons essayer de faire revivre car elles concernent directement notre petit coin de terre.

2.Les guerres arvernes de Thierry
Vers le milieu de l'année 507, Clovis se heurta à Veuille, près de Poitiers, aux Wisigoths d'Alaric II, qui comptaient dans leurs rangs dix mille Arvernes sous le commandement d'Apollinaire, le fils de Sidoine Apollinaire (4). "Une très grande partie du peuple des Arvernes, qui étaient venus avec Apollinaire et qui étaient les premiers des sénateurs, tombèrent alors"(5). Apollinaire accomplit des prodiges de bravoure et échappa au massacre. Il sera plus tard évêque de la ville Arverne.

Carte des guerre arvernes de Thierry (d'après Michel Rouche: Clovis, Fayard ed. 1996).

La première campagne des guerres arvernes se situe très vraisemblablement au lendemain de la bataille de Veuille, peut-être l'année suivante. Clovis s'était emparé de la plus grande partie de l'Aquitaine, mais avait échoué en Narbonnaise à la suite de l'intervention du Goth d'Italie Théodoric, venu tardivement soutenir ses frères Wisigoths. Cet épisode nous est familier puisqu'il précède de peu la fondation du monastère de Mauriac.

Thierry avait accompagné son père en Aquitaine. Celui-ci lui confie la mission de s'emparer, partant de Toulouse, d'Albi, Rodez et de la ville Arverne. Après avoir pris les deux premières il remonta vers sa dernière proie par la voie romaine qui mène du pays des Ruthènes à celui des Arvernes. A hauteur de Mauriac, bourg gallo-romain, il se heurte à Basolus, Gallo-romain investi par Alaric d'un pouvoir certain sur la région. Est-il duc ? Est-il comte ? Est-il moins encore -un certain homme, selon le testament de Théodechilde - ? Peu importe ; Basolus va résister à Thierry dans son château, jugé imprenable, appelé tantôt Château-Vieux près d'Escoalier, tantôt Montcenis par les chroniqueurs(6). La chronique rimée de Mourguyos nous raconte comment Basolus, "rogue fier et hautain, de fait et de parole, au reste vaillant et rusé capitaine, dessous un village qu'on appelle Escoalier, refusa de se rendre et de le reconnaître [Clovis] pour son prince et son Roy". "Il fut pourtant, enfin, par astuce et fallace [tromperie], débusqué de cette sienne place, fait esclave et captif". Voilà donc notre duc, comte ou simple homme Basolus captif à Sens et ses biens confisqués... donnés à Théodechilde par Thierry (ou Clovis, qui sait ?) et un monastère fondé à Mauriac. Tout se tient fort logiquement. Les Francs sont militairement vainqueurs mais si peu nombreux que pour tenir le pays ils sont obligés de s'appuyer sur l'église, d'où les créations de monastères à Mauriac, mais aussi à Meallet, et en bien d'autres lieux dont le souvenir s'est perdu.

Où se trouvait ce fameux Château-Vieux, parfois appelé Monselis ? Longtemps on situa le château au sud d'Escoalier, sur un éperon barré dominant les vallées de l'Auze et le ruisseau de Saint-Jean. Depuis peu une controverse est née. En effet Jeanne Missonnier, responsable des travaux de rénovation des restes du monastère Saint-Pierre de Mauriac (6), dans un article paru en octobre-décembre 1994 dans la Revue de la Haute-Auvergne sur "La chronique rimée de Mourguyos et les nouvelles recherches sur les origines de Mauriac" distingue le Château-Vieux d'Escoalier du château de Monselis.

Localisation du site d'Escoalier.

Le mystère demeure sur l'emplacement exact du château où Basolus fut pris par surprise. Une certitude : l'événement s'est bien déroulé tout près de Mauriac. Après avoir capturé Basolus, peut-être bien par traîtrise (" fallace "), Thierry regagne la France, c'est-à-dire le pays des Francs. Il emprunte certainement la voie romaine jusqu'à la ville arverne qui, semble-t-il, n'oppose aucune résistance. L'évêque Euphrasius avait accordé l'hospitalité à Quintien, évêque de Rodez, que le peuple avait chassé sous prétexte de son attachement aux Francs. Euphrasius avait sans doute lui aussi pris le parti des Francs, car chrétiens et vainqueurs. En 515, après la mort d'Euphrasius et celle de son successeur éphémère Apollinarius, c'est Quintien qui sera élu par le peuple et confirmé évêque par Thierry (8).

Ainsi s'achève, sans heurts majeurs, mais non sans pertes humaines et matérielles, la conquête de l'Arvernie par les Francs. Nous sommes en 508, peut-être en 509... La domination franque sera douce. Clovis nommera un comte pour remplacer Apollinaire, qui avait suivi le parti wisigoth avec dix mille Arvernes, dit Grégoire de Tours. Le nom de ce comte ne nous est pas parvenu. Les Francs étaient si peu nombreux qu'ils se contentèrent d'un pouvoir théorique et laissèrent les Arvernes se gouverner par eux-mêmes, Apollinaire ne sera pas inquiété et en 515 il sera même désigné comme évêque de la ville arverne par Thierry. Il meurt la même année, cédant le siège épiscopal à Quintien.

3. La révolte arverne. Siège de la ville arverne et de Vollore
En 532 (9) se situe l'un des épisodes les plus tragiques de l'histoire de notre petit pays. A la ville arverne un certain Arcadius (10), petit-fils de Sidoine Apollinaire, sénateur influent, fomenta une révolte que Thierry punit sauvagement selon son habitude. Arcadius ayant appris la mort de Thierry en Thuringe (11), invita Childebert, roi de Paris (12) a s'emparer de la ville arverne et lui en ouvrit les portes. Mais Thierry n'était pas mort, et de retour de Thuringe, marcha sur l'Auvergne.

Alors que Clotaire et Childebert envahissaient la Bourgogne, Thierry, qui avait refusé de se joindre à eux, dit à ses leudes : "C'est moi que vous suivrez et, moi, je vous conduirai dans un pays où vous aurez de l'or et de l'argent autant que vous en pourrez désirer et d'où vous enlèverez des troupeaux et des esclaves en abondance. Seulement ne suivez pas mes frères. Les Francs, charmés de cette promesse, s'engagèrent à faire tout ce qu'il voudrait et Thierry les conduisit en Auvergne où, étant arrivés, ils dévastèrent et ruinèrent toute la contrée" (13).

Siège de la ville arverne. Childebert s'enfuit chez sa sœur Clotilde en Espagne. Arcadius s'enfuit à Bourges, sur les terres de Childebert. "Mais Placidine, sa mère, et Alchine, sœur de son frère, furent prises, dépouillées de leurs biens et envoyées en exil dans la cité des Cadurques [Cahors]"(14). Thierry met le siège devant la cité arverne mais les prières de l'évêque Quintien (15) sauvent la ville et Thierry poursuit ses pillages en Limagne (16). Il se dirige vers l'est dans la région de Thiers et vient mettre le siège devant Vollore.

Siège et prise de Vollore. Dans le "Castrum Involautrum" (Vollore), s'était réfugié un certain Proculus, ancien employé du fisc devenu prêtre, qui avait usurpé la plus grande partie des biens de l'église de la ville arveme. C'est à sa présence que Grégoire de Tours attribue la chute de la cité. Proculus fut tué à l'intérieur de l'église et un grand nombre de personnes furent emmenées en captivité. Il ne reste rien du site mérovingien. Le château actuel comporte une tour qui pourrait être du XIIIe siècle.

4. Le siège de Chastel-Marlhac
C'est évidemment l'événement qui nous concerne le plus. Il est vraisemblable que certains de nos ancêtres ont participé au siège d'une manière ou d'une autre, soit qu'ils se soient réfugiés dans la forteresse, soit qu'ils aient été victimes de villages ou emmenés prisonniers. Laissons Grégoire de Tours nous raconter le déroulement des opérations (17) : "Ensuite Chastel-Marlhac fut assiégé. Les occupants se rachetèrent de la captivité par une rançon ; ils le firent par lâcheté, car le château était fort par sa position naturelle. Sa force consiste, non en un mur, mais en un rocher taillé à pic de cent pieds de hauteur ou même plus. Au milieu est un grand étang, dont l'eau est très bonne à boire. Dans une autre partie sont des fontaines si abondantes qu 'elles forment un ruisseau d'eau vive, qui s'échappe par la porte de la place ; et ses remparts renferment un si grand espace que les habitants y cultivent des terres et y recueillent des fruits en abondance. Les assiégés, pleins d'une vaine confiance dans la force de leurs murailles, sortirent, au nombre de cinquante. Dans l'espoir de faire quelque butin, et de venir ensuite se renfermer de nouveau dans leur château ; mais ils furent pris par l'ennemi, et exposés, les mains liées derrière le dos et la tête sous le glaive, à la vue de leurs parents. Alors, ceux-ci, afin de conserver leur vie, consentirent à donner chacun quatre onces d'or pour la rançon de chacun d'eux".

Le rocher de Chastel-Marlhac: "Un rocher taillé à pic de cent pieds de hauteur, ou même plus".

Ce texte célèbre a été abondamment commenté. Il est intéressant à plusieurs titres. Il nous donne un bon exemple de fortification mérovingienne du château de l'époque. Grégoire de Tours l'appelle "castrum Meroliacum". Il nous décrit les méthodes de combat des Francs, qui vivaient de pillages et de rapines. Il nous montre aussi que les Gallo-romains n'avaient point accepté de gaîté de cœur la domination franque et qu'ils continuaient de la combattre vigoureusement, et ceci en dépit du fait que les Francs étaient convertis au christianisme depuis longtemps, qu'ils étaient fort peu nombreux en Auvergne et que, en temps normal, leur joug n'était pas pesant.



Deux illustrations de la présence de l'eau sur le plateau de Chastel, à partir de cartes postales du debut du 20° siècle(prêt de Mr Galvaing à Saignes). Une abondance d'eau en surface sur un terrain diaclasé se comprend difficilement, de même que la dernière zone lacustre qui persiste à quelques dizaines de mètres de la falaise nord.

De nos jours, depuis Emile Delalo, en 1856, tout le monde reconnaît Chastel-Marlhac dans le Castrum Meroliacum de Grégoire de Tours. Il n'en fut pas toujours ainsi. Le même Delalo, dans le Dictionnaire Statistique et Historique du Cantal (1852-57), nous dit que la question fut longtemps controversée (18). Pourtant le site décrit par Grégoire de Tours correspond exactement à la situation de Chastel-Marlhac et le doute n'est pas permis. Il est certain que notre chroniqueur s'est rendu sur place. Le rocher à pic, le lac - aujourd'hui à peu près tari, mais qui existait bien il y a peu d'années - les sources et notamment celle de l'entrée du plateau par le village actuel - tout est exactement comme il y a 14 siècles (voir photos et plans ci-après).

Des fouilles entreprises par de Ribier du Châtelet, puis tout récemment par une équipe de chercheurs parisiens, en 1955, ont permis de confirmer l'occupation du site dès l'époque gallo-romaine. La forteresse mérovingienne avait des fonctions agricoles et défensives (18). Il y avait peut-être un château sur le plateau, une tour, en bois - ce n'est pas certain. Le site naturel constituait le "castrum". Il était en soi tout à fait semblable aux oppida gaulois (18). Ce n'était pas un château mais un camp naturellement protégé et sans doute fortifié aux endroits sensibles - dont l'accès par le village actuel.

Comment les choses se sont-elles déroulées ? écoutons Delalo qui nous dresse un tableau saisissant : "Thierry arrive en Auvergne ; ses leudes se jettent avec fureur sur cette proie qu'il leur a livrée : pillant, brûlant, mettant au niveau du sol les villes, les églises, les monuments, ne laissant aux habitants que la terre qu'ils ne pouvaient pas emporter. A leur approche les populations frappées de terreur se réfugient dans les villes, les monastères, dans les lieux fortifiés ; elles mettent leurs biens et leur vie sous la protection des saints ; mais rien n'arrête l'ardeur des Francs pour le pillage"(18). Par ruse Thierry contraint les assiégés à payer chacun 4 onces d'or pour la libération des 50 otages. A aucun moment il n'entre dans la forteresse. Delalo conclut : "Ce traité mit fin aux hostilités, et il paraît que les Francs n'entrèrent pas dans la place". De nombreux auteurs, et parmi les plus sérieux, écrivent que Chastel-Marlhac fut pris. C'est sûrement inexact. On voit mal, en effet, pourquoi les assiégés auraient dû racheter les otages dans ce cas. Leurs biens auraient été confisqués et eux-mêmes, transformés en esclaves, auraient suivi, enchaînés, les soldats du roi pour être mis a l'encan sur le chemin du retour. Ce fut le dernier exploit des soldats de Thierry. Le nombre des habitants conduits en captivité fut immense. "Quant aux dégâts et au pillage, ils furent tels que, les Francs partis, il ne resta pas de quoi subsister à une foule d'hommes jadis opulents, qui avaient échappé à la mort et à la servitude ; réduits à vivre d'aumônes dans un pays où personne n'avait plus les moyens de la faire, la plupart furent obligés d'aller mendier chez les peuples étrangers(22).

Est-ce là le début de l'émigration des Auvergnats, notamment en Espagne ? C'est fort possible. Les méthodes des Francs décrites par Grégoire de Tours, comme par Fauriel, n'ont rien perdu de leur brutalité. Ce sont des pillards qui ne vivent que de rapines. Ils ne tuent pas forcément... Ils préfèrent rançonner. N'en déplaise à Grégoire de Tours, qui fut leur chantre et leur héraut, les Francs étaient fort peu habités par le christianisme. Ils étaient restés des Barbares et ne connaissaient d'autre loi que le culte de la force (23). On comprend mal la hargne de Grégoire de Tours envers ses compatriotes Arvernes qu'il traite de lâches. Ce jugement est sévère, voire injuste. Grégoire n'était pas né, il tient le récit du siège des Francs, et peut-être même de la reine Clotilde. Je partage personnellement le jugement plus nuancé de Pierre-François Fournier que voici (24) :

Premièrement, le jugement porté par lui sur le comportement des assiégés manque de charité. N'est-il pas trop facile d'être sévère, lorsqu'on écrit à distance, paisiblement assis devant sa table ? Comment savoir quelle était la véritable situation des assiégés ? Leur terroir pouvait porter des récoltes, c'est sûr. Mais si elles étaient encore en herbe... Quel était le nombre des assiégés ? Quelle avait été la durée du siège ? Que restait-il des provisions du village ? Si un commando de cinquante(24) hommes s'est organisé pour aller au ravitaillement, était-ce sans nécessité ? Et d'ailleurs, d'une manière générale, quelqu'un a-t-il le droit de juger le comportement d'un combattant, s'il ne s'est pas trouvé, en même temps que lui, exposé au même danger ?

En second lieu, d'un autre point de vue, ce récit nous fournit un témoignage de la culture classique de Grégoire. Lorsqu'il relate l'exposition des prisonniers aux yeux des assiégés, il emploie l'expression: "ante ora parentum". Il ne me paraît pas possible de ne pas reconnaître là une réminiscence de Virgile, la lamentation d'énée, quand il voit ses navires disloqués par les vents déchaînés par éole à la requête de Junon. D'ailleurs les Arvernes n'avaient-ils pas résisté aux Francs ? Et ceux-ci n'avaient-ils pas été obligés de recourir à une ruse aussi cruelle que grossière pour obtenir une rançon ? Imaginons la scène : Grégoire de Tours écoute Clotilde, ou quelque autre Franc de ses amis. Ce témoin de l'événement s'en souvient ; peut-être même y était-il un témoin oculaire, un participant (franc, bien sûr). Il en veut à ces Arvernes qui ont résisté derrière leur abri naturel, qui ont nargué les Francs. Il les traite de lâches. Ont-ils eu cinquante prisonniers ? Ou quelques paysans ramassés ici et là qui feront aussi bien l'affaire et seront les otages ? Les Francs étaient coutumiers de ce genre d'expédient.

Non, les Arvernes de Chastel-Marlhac ne méritaient pas les sarcasmes de Grégoire de Tour. Nous ne pouvons avaliser complètement son témoignage qui nous paraît partial. Il est bien venu sur place, sans doute, mais si longtemps après les faits... un demi-siècle peut-être. A-t-il interrogé des témoins autres que des Francs ?

Hélas c'est le seul témoignage dont nous disposons. Il faudra nous en contenter. Pour conclure, nous dirons que les Francs furent fort peu nombreux à s'installer en Arvernie et n'influencèrent pas le peuplement de la Haute-Auvergne. Le fond de notre population n'est ni ArveNe, ni Franc, mais remonte vraisemblablement au néolithique et à l'invasion de l'homme à tête ronde (race alpino-cévenole, disait-on autrefois), mais ceci est une autre histoire.

Il reste que les Francs sont bien venus en Haute-Auvergne, pour venger une soi-disant trahison arverne, en fait pour piller et mettre le pays à feu et à sang. Arrêtés devant Chastel-Marlhac, ils rentrèrent chez eux - en "France" - avec des prisonniers réduits en esclavage et un butin volé ici et là. Quant à la rançon payée par les défenseurs de Chastel-Marlhac, le lecteur est libre d'y croire ou non.

Enfin, pour nous éclairer complètement sur les mœurs des Francs, il nous a semblé utile de citer l'exemple célèbre du meurtre des enfants de Clodomir, roi d'Orléans et fils aîné de Clotilde et de Clovis, par leurs oncles Childebert et Clotaire.

"Les fils de Clovis ont bien compris que le partage exposait le royaume des Francs à une ruine prochaine. Le premier mouvement a été de ne pas trop s'éloigner les uns des autres. Le second procédé, plus efficace, fut le meurtre. En supprimant frères et neveux on rétablissait l'unité et la force du Regnum. La frénésie de l'assassinat commence en 524, alors que, Clodomir étant mort en laissant trois jeunes fils, Childebert et Clotaire, voyant que le lot de leur frère aîné allait s'effriter, prennent le parti de supprimer leurs neveux. Grégoire de Tours nous a laissé le récit dramatique, "shakespearien" en son genre, du meurtre. Les deux oncles hésitèrent un instant devant le crime. Ils proposèrent à leur mère, Clotilde, de tondre les enfants, d'en faire des clercs : privés de leur chevelure, attribut de la royauté chez les descendants de Mérovée, les fils de Clodomir n'étaient plus aptes à régner. Ils lui dépêchèrent Arcade, "sénateur" d'Auvergne, âme damnée de Childebert (24). Arrivé devant la vieille reine, Arcade lui présenta des ciseaux et une épée nue : "Très glorieuse reine, tes fils, mes seigneurs, te donnent le choix : les enfants vivront et ils seront tondus; sinon, ils seront mis à mort". Affolée, furieuse, égarée de douleur, la reine répondit : "J'aime mieux les voir morts que tondus !" Sans lui laisser le temps de se ressaisir, Arcade courut rapporter cette réponse. Aussitôt, Clotaire, saisissant l'aîné des enfants par un bras, le jeta à terre, lui enfonça un couteau dans l'aisselle. A ses cris, son frère se jeta aux pieds de Childebert et, lui saisissant les genoux, cria : "Très cher oncle, sauve-moi, que je ne meure pas comme mon frère !" Childebert, le visage baigné de larmes s'adressant à Clotaire lui dit: "Très doux frère, accorde-moi sa vie ; je paierai son rachat le prix que tu fixeras". Et Clotaire de répondre avec des insultes : "Lâche-le ou tu mourras à sa place ! C'est toi qui m'as entraîné dans cette affaire. Tu te rétractes vite !"

Alors, Childebert repoussa l'enfant et le jeta à Clotaire, qui le tua en lui enfonçant un couteau dans le flanc, comme il l'avait fait au premier.

Le troisième fils de Clodomir, Cloud, échappa par miracle au massacre, se tondit les cheveux et se fit ermite. Il se réfugia près de Paris et fonda le monastère de Saint Cloud auquel il donna son nom. Il mourut en 560.

Fin

(1)Michel Rouche est professeur à La Sorbonne (Paris IV), spécialiste de l'Antiquité tardive et du haut moyen-âge.

(2) Michel Rouche, Clovis, Fayard, 1996, p. 343 et 383

(3) Grégoire de Tours, Histoire des Francs, 10 volumes, livre II, chapitres 41, 42, 43. Le chroniqueur est un fervent défenseur des Francs car ils sont chrétiens et constituent le seul rempart contre l'hérésie arienne adoptée par les Wisigoths et les Burgondes.

(4) Sidoine Apollinaire (Lyon, vers 431-Arvernie, vers 483), préfet de Rome puis évêque de Clermont, défendit l'Auvergne contre les Wisigoths (472), a laissé une œuvre poétique et épistolaire importante.

(5) Grégoire de Tours, ibid : maximus ibi tune avernorum populus, qui cum apollinaris venerat, et primi qui errant ex sanatoribus corruerunt.

(6) Montfort parle d'Amaury, fils d'Alaric II. Celui-ci, né en 502, aurait eu 5 ou 6 ans en 508! Il ne pouvait défendre l'Auvergne si jeune. Il fait aussi passer Clovis par l'Auvergne, alors que c'est son fils Thierry qui y vint.

(7) Jeanne Missonnier, géomètre de formation, est désignée en 1983 par Alain Goldfeil, maire de Mauriac et président-fondateur du Comité d'Histoire de Mauriac, pour mener à bien les fouilles nécessaires à la rénovation des restes du monastère. Elle est l'auteur d'une brochure et de plusieurs articles sur ces travaux.

(8) Les évêques étaient à l'époque élus par le peuple ou par les fidèles, selon un mode d'élection inconnu, mais il fallait qu'ils soient ensuite nommés par le roi pour que la volonté populaire soit validée.

(9) La date de 532 est controversée. La plupart des historiens la considèrent comme exacte. D'autres situent la révolte auvergnate en 525.

(10) Arcadium fils d'Apollinaire, petit fils de Sidoine Apollinaire, sénateur arverne, avait épousé le pari de Childebert qui contrôlait l'Aquitaine. Il restera au service de celui-ci après son échec.

(11) Thierry fit la conquète de la Thuringe en 530, en Allemagne de l'Est (Erfurt).

(12) Childebert, roi de Paris à la mort de Clovis avait la majeure partie de ses terres dans le sud-ouest: Poitiers, Périgueux, Saintes et Bordeaux. L'Auvergne l'intéressait au premier chef.

(13) Grégoire de Tours, Histoire des francs, Livre III, chapitres 2 à 9.

(14) Grégoire de Tours, Histoire des francs, Livre III, chapitre 12.

(15) En 532, Quintien était mort (527). Grégoire de Tours dit que Thierry ravagea l'Auvergne après sa campagne en Thuringe, qui eut lieu en 530. Il se contredit donc...il n'était pas né à l'époque des faits.

(16) Il aurait été dissuadé de s'attaquer à la ville arverne, défendue par de puissants remparts, par un de ses leudes, le duc Hilping.

(17) traductions de Taranne et Bordier, révisées et annotées par Pierre-François Fournier, dans Pages d'Histoire civile et religieuse de l'Auvergne de Grégoire de Tours.

(18) E. Delalo écrit dans le Dictionnaire Historique et Statistique du Cantal, tome III, p. 149 "Valois et le père Daniel le placaient à Olliergue; Dom Thierry Ruinart également. L'abbé Faydit et Chabrol penchaient pour Murol. Ils ne pensaient pas que Thierry soit descendu si loin au sud de la ville arverne."

(19) Gabriel Fournier, Le peuplement rural en Basse-Auvergne au Moyen-Age. Chateaux. Ch.IV, p. 336-338.

(20) Selon Gabriel Fournier, "le plateau de Chastel-Marlhac présente tous les caractères des oppida antérieurs à la conquête".

(21) E. Delalo, Dictionnaire Historique et Statistique du Cantal, (1852-1857) tome III, p. 147.

(22) Histoire de la Grande Méridionale, T.11, p. 114 de Claude-Charles Fauriel (1772-1844) historien, critique. Fut 2 ans secrétaire de Fouché, démissionna en 1802. Lassé de l'homme et de la politique. Critique spécialisé dans la littérature étrangère, puis historien. Auteur de nombreux ouvrages dont l'histoire de la Croisade des Albigeois, Histoire littéraire de la France, histoire de l'origine de l'épopée chevaleresque, histoire de la poésie provençale, histoire de Dante et de la poésie italienne.

(23) Le culte de la force est, il faut bien le dire, une constante du caractère germanique qui s'est prolongée jusqu'à nos jours. Bismarck disait "macht geht vor Recht" (la force prime le droit) et les soldats allemands de 1914 portaient sur leur ceinturon "Goth mit uns".

(24) Pierre-François Fournier, La haute Auvergne au temps de Grégoire de Tours, Revue de la Haute Auvergne, 1975, n°45.

(25) Arcade (ou Arcadius), sénateur d'Auvergne, petit-fils de Sidoine Apollinaire, fils d'Apollinaire, "âme damnée" de Childebert, fuit l'inspirateur de la révolte arverne de 530, qui entraîna la répression menée par Thierry en 532.