Pagès-Allary et l’or blanc du Cantal
David HUGUET & Philippe MOSSAND
David HUGUET
Terra Memoria – Allée Paul Causse 12340 Bozouls
Philippe MOSSAND
Mediasol - 3 rue des Camisières 15000 AURILLAC
Texte publié pour la première fois dans la Revue de La Haute Auvergne (fascicule 66, 2004) repris ici avec l'autorisation des auteurs et du directeur de la revue.
La découverte des diatomites de la région de Murat marque la jonction entre deux grandes périodes de la vie de Pagès-Allary. La première période correspond à celle où ses activités industrielles l’accaparent et le tiennent écarté du Cantal ; la seconde débute réellement lors de son retour sur sa terre natale en 1896, à l’âge de 33 ans, puis, de façon durable, en 1901. Pagès-Allary fait alors le choix d’allier ses affaires commerciales et industrielles à ses centres d’intérêts scientifiques. Ainsi, la découverte et l’exploitation des gisements de diatomites dans les environs de Murat illustrent cette nouvelle voie professionnelle puisque Pagès-Allary décrit le site de Sainte-Reine (mais également ceux de Neussargues et Celles), en imagine les applications industrielles et y développe l’exploitation. Ce retour à Murat est le fruit d’un cheminement intérieur où se croisent plusieurs facteurs : la recherche d’une qualité de vie, la dégradation de ses relations avec son patron, le besoin de retourner parmi les siens et de dynamiser cette région du Murat et de faire connaître le Cantal.
1896 : VERS LA NAISSANCE DE L’INDUSTRIEL SAVANT
Jusqu’en 1896, Pagès-Allary est resté très occupé par ses affaires de négociant en ferraille.
Les nombreux négoces dont il était à l’origine ont permis aux Forges du Vésuve, l’entreprise
dont il était l’employé, de réussir d’excellentes opérations et d’acquérir une renommée
européenne. La confiance que son patron, M Natanson, investissait dans le Muratais n’était
pas usurpée. Cependant, un désaccord entre Pagès-Allary et son employeur transparaît dans la
correspondance, et une lassitude, amplifiée par la forte personnalité de Pagès-Allary, semble
se faire alors de plus en plus présente. Quels sont les motifs de ce désaccord ? A la lecture, on
devine une divergence sur la façon de mener les affaires et, peut-être aussi sur les choix du
Cantalien. La confiance paraît altérée également à propos des rétributions allouées à Pagès-
Allary, et sur le remboursement des frais occasionnés par ses voyages. Ainsi, on peut lire,
dans un courrier de Pagès-Allary adressé à son patron (20 février 1894) :
« Que la science est belle et quelle puissance ! Trouver le moyen de faire travailler un pauvre
garçon pendant six ans et après lui dire, non lui prouver, vous nous devez 8000 F. »
Dans le courrier suivant (23 février 1894), la dégradation est encore plus perceptible :
« Je gagne 6000 F par an, j’en dépense 1000 pour mes frais personnels… quoique Auvergnat
je ne suis pas cependant juif et l’argent ne m’intéresse qu’à cause de l’amour propre que j’ai
de ne pas me laisser rouler, mais soyez en persuadé je ne suis pas un adorateur du veau
d’or… Malgré ma mémoire bien diminuée depuis mes fièvres, je n’oublie pas tout […] ; on
pleurera une autre fois, quand j’aurai un bon mouchoir pour essuyer mes larmes, et de
l’oignon pour en faire verser aux crocodiles… Si ma lettre ne vous intéresse pas, vous pouvez
faire comme moi, en rire, en pensant : rira bien qui rira le dernier ! après le tour de l’âne,
celui du meunier. »
L’ironie violente des réponses de Pagès-Allary esquisse de façon explicite le caractère de ce
personnage, entreprenant et acharné. Bien que les relations avec son employeur se
normalisent par la suite, la cassure restera durablement présente entre les deux personnages.
Plus aucun courrier de Pagès-Allary n’a été retrouvé après septembre 1894. Seuls ceux de son
employeur nous sont parvenus. Ainsi, en mai 1895, Pagès-Allary revient à Murat pour y prendre du repos mais M. Natanson, lui demande de se rendre prestement en plusieurs endroits (Marseille, Paris), contraignant son employé à abandonner temporairement ses charges personnelles à Murat. Pagès-Allary savait que chaque départ l’éloignait du Cantal plusieurs mois. Pagès-Allary ne répond plus à M.
Natanson malgré les demandes et les doutes de celui-ci, engendrés par quelques affaires
manquées (courrier du 21 septembre 1895). Les propos de Pagès-Allary sont teintés par une
lassitude que le ferrailleur cantalien ne peut plus dissimuler en dépit de son enthousiasme
dans les affaires. Pagès-Allary sera contraint de se rendre en Sicile, en Algérie, à Marseille et
en Italie du nord où un courrier de M. Duché, adjoint de M. Natanson, lui parvient (20 juillet
1896) :
« J’attends la confirmation de la grande décision que vous m’annoncez comme probable et
des détails à ce sujet. Mon amitié personnelle s’en réjouit pour vous car je suis certain que si
vous la faîte, c’est après mûre réflexion et la conviction d’y trouver le bonheur que je vous
souhaite de tout coeur ».
On retrouve Pagès-Allary à Murat, qui se marie avec sa nièce, délaissant ainsi son métier de
négociant en ferraille même s’il garde une activité à l’étranger. En 1896, « naît » Pagès-
Allary, l’homme de science qui va s’attribuer un rôle scientifique discuté par ses
contemporains, mais aussi se donner comme mission, le développement économique de la
région de Murat et, par extension, celui du Cantal.
DECOUVERTE DES SITES DE DIATOMITES
L’origine de la découverte
Dès 1893, Pagès-Allary réussissait à s’investir, malgré ses charges professionnelles, dans des activités scientifiques et collaborait déjà avec d’illustres personnages de l’époque. Bien qu’il soit fait allusion à Pagès-Allary et aux diatomites dès 1889, l’identification des sites à diatomites de Sainte-Reine (fig. 1) semble débuter formellement dès 1893 en compagnie de Marcellin Boule, lui aussi cantalou, professeur au Muséum de Paris et fondateur de la paléontologie humaine. Boule fera référence à ces diatomites dans plusieurs publications [1,2]. Mais ce n’est qu’en 1903 que la découverte du gisement est établie officiellement lors d’une communication commune avec Boule [3]. En 1905, Pagès-Allary publie dans la Revue d’Auvergne les résultats de ses investigations géologiques [4]. Ce sera la seule publication entièrement consacrée à un sujet géologique. On comprend que, pour Pagès-Allary, la science géologique est un outil qui lui permet d’atteindre des objectifs industriels. Ajoutons que cette découverte a eu une vraie résonance politique nationale, en raison du contexte européen d’avant 1914 dont Pagès-Allary a su tirer profit.
L’utilisation politique et industrielle des diatomites de Murat
Au début du XXème siècle, le continent européen connaissait déjà les haines et les passions
nationalistes qui alimenteraient plus tard le premier grand conflit mondial. La découverte du
gisement de Sainte-Reine met en exergue cette ambiance et un pan de la personnalité de Pagès-
Allary, son patriotisme et l’attachement à son pays, qu’il expose dans sa correspondance et
une de ses publications [3] :
« […] la quantité et la qualité de la silice de ces formations nous permettent de dire, sans
être taxés de chauvinisme, que la France ne sera plus tributaire du Kieselguhr allemand (en
italique dans le texte) ; que l’industrie trouvera dans les gisements d’Auvergne les matériaux
nécessaires à tous les travaux spéciaux qui emploient la silice fournie par les valves de
Diatomées ou qui sont susceptibles de l’utiliser ».
Pour l’homme d’affaire, l’appel au patriotisme permettait aussi d’engendrer un intérêt pour l’exploitation des diatomites et, de cette façon, de dénicher des débouchés commerciaux.
Toutefois, la découverte des diatomites va alimenter les sentiments de rivalité et de
nationalisme (patents parmi les élites des deux pays) entre la France et l’Allemagne et se
transformer en outil de propagande. En 1907, dans l’hebdomadaire Le Siècle Industriel et
Artistique, René de Marcey, directeur de la publication, dans un article élogieux, voire
obséquieux, consacré à Pagès-Allary [5], met en avant les victoires commerciales de la France
face à l’Allemagne grâce au travail et au patriotisme de Pagès-Allary.
La défiance entre les deux pays était non seulement exacerbée par la défaite française de 1870
(bien que l’esprit de revanche était peu présent parmi l’opinion publique), mais aussi par la
crise marocaine (1905) et le dynamisme économique allemand jugé inquiétant par la France
[6]. La découverte et l’exploitation des diatomites du Cantal incarnent l’objectif des autorités
françaises qui consistait à ne pas permettre aux entreprises allemandes de pénétrer le
marché français, notamment en accordant aides et avantages économiques. L’exploitation des
diatomites de Murat a largement bénéficié de ces soutiens. Le transport des diatomites par la
Compagnie des Chemins de Fer a été favorisé par des baisses tarifaires ce qui semble avoir
permis une augmentation de la production et de l’exportation de 900% en sept ans. En conséquence, la France n’allait plus dépendre du Kieselguhr allemand (nom donné aux diatomites exploitées en Allemagne dont la France dépendait). La rivalité ira jusqu’à appeler les diatomites de Murat, le Kieselguhr français. Ainsi, dans Le Siècle Industriel, on peut lire :
« […] le Kieselguhr français n’a pas à craindre le Kieselguhr allemand […], un produit que
(les industriels français) trouvent dans notre pays même , au sein de cette terre Auvergnate,
qui fut le coeur de la Gaule antique et qui est restée le coeur de la France moderne ».
« […] ce sera à M. J. Pagès-Allary que nous serons redevables de cette nouvelle victoire
industrielle et commerciale que nous aurons remportée sur nos voisins d’au-delà des
Vosges ».
Les applications industrielles des diatomites de Murat
L’annonce de cette découverte dynamise l’économie régionale. Une exploitation minière à ciel ouvert ouvre en 1899. Cette société prend le nom de kieselguhr français puis devient Société d’Exploitation des Silices Pulvérulentes. Une seconde société, dirigé par M. J. Delpirou, originaire de Laveissière, ouvre en 1904, La Silice Française, et une usine est construite à Murat pour exploiter une autre section du site de Sainte-Reine. Les diatomites de Murat vont servir à remplacer celles venant d’Allemagne dans la fabrication de produits et d’outils pour lesquels cette dernière était nécessaire. Avant 1903 et la campagne de sondages, Pagès-Allary, associé à un fabricant de produits réfractaires de Bollène (Vaucluse) teste les qualités d’isolant des diatomites. Il semble que les résultats encourageants de ces essais aient décidé Pagès-Allary à continuer dans cette voie. Réputée incombustible et isolante, la poudre de diatomite était utilisée pour garnir les chaudières et les conduites de vapeur où elle évitait les déperditions de chaleur. Dans la construction, on substituait les diatomites au liège qui était jusque là utilisé comme un isolant. La poudre de diatomite a également été utilisée dans la fabrication de coffres-forts pour lesquels son pouvoir isolant et sa non conductivité offraient une protection anti-feu (fig. 2).
Cette application est une des nombreuses possibilités d’utilisation industrielle de ce matériau. En 1903, Pagès-Allary [3] fait état de ses différents domaines d’application, déjà très variés à cette époque :
« Outre l’emploi bien connu des Diatomées fossiles, lavées et calcinées, pour la fabrication
de la dynamite, elles sont utilisées, comme absorbant, par les fabricants de couleurs, cires à
cacheter, cirages, pâtes à papier, caoutchouc, gommes à effacer, corps gras et acides en
général...Elles servent à former les meilleurs filtres pour l’eau, les huiles, les liqueurs et les
sirops acides ; les fabricants d’engrais chimiques les emploient pour l’absorption des
éléments fertilisants solubles.
« Mais c’est surtout dans l’industrie des produits réfractaires, isolants et aphones, que les
Diatomées fossiles trouvent les applications les plus importantes, telles que : briques
réfractaires et légères (250 kg à 300 kg le mètre cube) pour voûtes de fours, chaudières
marines, etc,... ; briques aphones pour cloisons, travaux de hourdis, plafonds, etc,... ; isolants
de toute nature pour l’électricité et la chaleur, d’où leur utilité pour les glacières, les navires
à conserver la viande, les fruits, les calorifuges pour chaudières, tuyaux de vapeur, etc.,....
Nous les trouvons encore dans les produits à polir : tripoli (très supérieur au tripoli composé
de silice amorphe) pâte, savons minéraux, polissage du bois, de l’écaille et des métaux, leur
emploi dans la fabrication des stucs, des céruses, des tuyaux de drainage, des carreaux
émaillés, des tuiles légères, etc.,.. ».
Aujourd’hui, l’essentiel de la production est destiné à la filtration des liquides dans l’industrie alimentaire (bière surtout) et pharmaceutique.
L’OR BLANC DU CANTAL
Diatomite : définition et intérêts
La diatomite est une roche siliceuse très légère (d = 0,2 à 0,3 ; soit 200 à 300 kg/m3), très
poreuse (50 à 70 % d’eau) dont la couleur claire à l’affleurement varie du gris clair au bleuvert,
voire au blanc, en fonction des altérations, des impuretés qui y sont contenues (matière organique, argile, ...) et du degré d’humidité. Cette roche, tendre et très
faiblement consolidée, se débite facilement en lits millimétriques (varves). Chaque lit
correspond le plus souvent à une année de sédimentation. Il existe de nombreux synonymes
pour désigner cette roche ou son produit industriel : le Kieselguhr, bien sûr, mais aussi,
Tripoli, Blanc d’Espagne, Terre d’Infusoires, et plus régionalement, Randannite et Ceyssatite
dans le Puy-de-Dôme. La diatomite provient de l’accumulation de coques siliceuses (ou tests,
ou frustules) d’une algue brune appelée diatomée. Cette algue unicellulaire, qui existe sous
forme de nombreuses espèces, est présente dans des conditions variées des domaines marins
ou lacustres.
La découverte des diatomites de Sainte-Reine (fig. 3) n’a pas profité qu’à l’industrie
française. Son intérêt est aussi scientifique et, depuis un siècle, le site a été régulièrement
visité et a fait l’objet de nombreuses publications [1][2][3][7][8][9][10][11][12][13][15][16][17][18]. Outre leur intérêt géologique s.l., les diatomites renferment des informations capitales d’une part, pour comprendre la genèse du site, et, d’autre part, pour obtenir une vision précise des conditions paléo-environnementales et paléo-climatiques alors que le strato-volcan cantalien était encore actif.
L’apport des observations de Pagès-Allary
Pagès-Allary et Boule sont les premiers à communiquer les résultats de leurs observations
effectuées sur des forages réalisés en 1903 [3]. En 1905, Pagès-Allary et al. [4] publient une
coupe stratigraphique des dépôts de Sainte-Reine obtenue à partir des forages réalisés avec
une sonde à vrille dans le site de Foufouilloux. Ils en proposent un cadre géologique général
repris plus tard par les chercheurs.
Le site de Sainte-Reine, dont la superficie était estimée à 30 hectares et d’une profondeur
moyenne de 8 mètres, est une dépression qui accueillait un lac que Marcellin Boule a estimé
être d’âge miocène supérieur [4], confirmé grâce à la flore fossile contenue dans les varves.
Pagès-Allary n’aborde la genèse de cette dépression de Sainte-Reine que de façon parcellaire.
Lui et Boule déterminent que les dépôts de diatomites n’ont pas subi de déplacement et
avancent une origine lacustre. Cette hypothèse repose sur l’observation de la stratification
concordante des dépôts, réguliers et non perturbés.
Dans Le Siècle Industriel [5], il est fait allusion a un sondage qui a atteint la profondeur de 20
mètres, grâce auquel le volume des dépôts diatomifères de Sainte-Reine, a été estimé à 3
millions de mètres cube. Toutefois, seule une épaisseur de 10 mètres de dépôts lacustres paraît
exploitable. Pagès-Allary aurait donc continué ses recherches de terrain, sans en publier, ni
communiquer les résultats. Doit-on y voir, de la part de l’industriel, le besoin de ne pas
divulguer les aboutissements de ses investigations pour ne pas engendrer quelques convoitises
envers des gisements d’importance économique ? Ou encore, devons-nous deviner, dans cette
volonté, l’intérêt moindre de Pagès-Allary pour la géologie ?
Les correspondances de Pagès-Allary
Entre 1902 et 1923, Pagès-Allary a entretenu une importante correspondance avec des
personnalités et sommités de son époque (Alfred Lacroix, Marcellin Boule, Pierre Marty),
mais également avec des personnes de renommée moindre, mais tout autant utiles d’un point
de vue économique. Outre les échanges d’amabilité convenue, on découvre, à la lecture des
correspondances, un homme passionné et perçu comme tel par ses correspondants.
La découverte du site de Sainte-Reine (ou de Celles) semble avoir laissé perplexe quelques
personnes comme en témoignent certaines lettres. Ainsi, un courrier daté du 30 janvier 1902,
signé de M. Griffiths du Conservatoire national des Arts et Métiers, conserve des traces de ces
doutes, notamment à propos d’un échantillon de « terre noire » envoyé par Pagès-Allary. M.
Griffiths écrit :
« Lorsque vous m’avez remis votre échantillon de terre noire, il contenait d’après-vous de
l’azote, du soufre et beaucoup de sulfate de fer or il n’en renferme aucun je croyais donc à
une plaisanterie ».
Des échanges de cette nature restent rares et au fil des lectures, on découvre un personnage de
terrain, pas du tout profane de la science géologique bien que sa production scientifique
littéraire n’en ait pas conservé de traces (à l’opposé de ses recherches archéologiques). Pour
comprendre cela, il faut garder en tête que Pagès-Allary voyait la géologie comme un outil lui
permettant de trouver des sites présentant un intérêt économique et non comme une discipline
scientifique d’intérêt régional comme l’a été pour lui l’archéologie.
Le plus illustre de ses correspondants était Alfred Lacroix, Professeur au Muséum National
d’Histoire Naturelle, puis Membre de l’Académie des Sciences. L’inventeur des concepts de
la volcanologie moderne avait suivi l’éruption en 1902 de la Montagne Pelée après le
paroxysme du 8 mai et observé les effets de la destruction de Saint-Pierre-de-la-Martinique à
l’origine de la mort de 28 000 personnes. Cette correspondance, dont peu de lettres nous sont
parvenues, paraît avoir débuté en 1902. Dans une lettre adressée à Pagès-Allary et datée du 5 avril 1902, A. Lacroix remercie son destinataire pour ses envois d’échantillons de diatomite.
Dans ce courrier, A. Lacroix déplore même que Pagès-Allary ne puisse s’accommoder de
spécimens de diatomite provenant de Basse-Californie que Lacroix mettait volontiers à sa
disposition. Cette proposition montre que Pagès-Allary avait déjà acquis une notoriété dans la
connaissance des diatomites et qu’on recourait déjà à son expertise un an avant sa
communication officielle à Angers de la découverte du site de Sainte-Reine. Ces échanges sur
la géologie du Cantal n’ont pas été limités qu’aux seules diatomites. Dans un courrier daté du
10 septembre 1904 (destinataire inconnu), Pagès-Allary déclare qu’il est nommé collaborateur
auxiliaire à la Carte Géologique sous la instances de M. Boule. Ainsi, Pagès-Allary avait
réussi à susciter la sollicitude de ses contemporains grâce à ses recherches de terrain pour les
diatomites. Toutefois, nous n’avons trouvé aucun document faisant référence au travail fourni
par Pagès-Allary dans la cadre de cette mission. Seules quelques descriptions sur les terrains
de Celles, schémas à l’appui, nous sont parvenus dans les courriers. A l’inverse, Pagès-Allary
ne se concentre pas sur la cartographie géologique mais se disperse sur des observations de
terrain pour lesquelles il tente de trouver des explications. Ainsi, dans une lettre datée du 19
avril 1909 adressé à M. Boule, Pagès-Allary exprime quelques appréciations personnelles sur
la formation des prismes hexagonaux dans les basaltes cantaliens qu’il extrapole aux dômes et
aiguilles de lave (notamment à celle de la Montagne Pelée que Lacroix avait observée en
1902). Dans sa réponse datée du 4 mai 1909, Boule annonce à Pagès-Allary que « […] les
ossements fossiles (l’)intéressent mille fois plus que les prismes de basalte du monde ». Boule
ménage son intérêt scientifique personnel avec celui de Pagès-Allary en écrivant « […] (qu’)il
serait aussi important pour vous que nous puissions arriver à déterminer scientifiquement, au
moyen de mammifères fossiles, l‘âge de vos couches à Diatomées ». Dès lors, dans les
courriers suivants, Pagès-Allary va se concentrer sur la récolte de plantes et d’ossements
fossiles et ses discussions paléontologiques, accompagnées d’échanges d’échantillons et de
dons au Musée des Sciences Jean-Baptiste Rames (ancêtre du Muséum des Volcans), se
feront avec Pierre Marty et Marcellin Boule sur plusieurs années. Pagès-Allary met alors en exergue des découvertes paléontologiques dont des ossements (qu’il va jusqu’à interpréter) et beaucoup de flores issues des diatomites. Là encore, il se sert de ses découvertes comme des marqueurs capables d’une part, de lui apporter une aide dans sa recherche de gîtes diatomifères et, d’autre part, d’estimer les effets que la présence de ces fossiles peut avoir sur l’altération et la qualité des diatomites et, par conséquent, son intérêt industriel. Mais l’investissement de Pagès-Allary s’arrête là où ses connaissances et son intérêt ne l’autorisent pas à aller plus loin. C’est pour cette raison qu’il s’est entouré de personnalités savantes expertes en géologie et en paléobotanique.
Les suites des observations de Pagès-Allary
Genèse des sites diatomifères du Cantal
L’ensemble diatomifère de Sainte-Reine repose en bordure de la planèze de Chalinargues, à environ 1000 mètres d’altitude dans une dépression topographique creusée dans les basaltes planèziens. L’origine du lac reste indéterminée et à fait l’objet de controverses récurrentes depuis la découverte du site (lac de barrage ou lac de cratère d’explosion ?). Le substratum est difficilement identifiable. Dans la littérature scientifique [11], est décrite une « brèche andésitique » qui pourrait être ré-interprétée en termes de dépôts d’avalanche de débris. Ceux-ci ont une très grande extension dans le Cantal. Ils existent dans la vallée de la Chevade, à l’ouest des gisements, et sont encore observables au lieu-dit de La Tête du Lion, en aval de Murat. Cependant, aucun lien direct ne doit être établi entre des dépôts d'avalanche (antérieurs à 6 millions d’années) et les diatomites. Pour expliquer cette dépression, De Goër [9] avance l’hypothèse d’un cratère d’explosion de type maar en lien avec le volcanisme qui a formé les épanchements basaltiques (postérieurs à 6 millions d’années) qui arment les planèzes. Un filon (dyke) basaltique, traversant les diatomites, a fait l’objet d’une datation K/Ar à 5,6 ± 0,3 Ma [7]. Bien qu’un doute persiste sur la précision de cet âge, il s’inscrit néanmoins dans la même époque que celle obtenue au moyen de l’analyse des flores fossiles contenues dans les dépôts. Les dépôts de diatomite ne sont pas purs. Ils contiennent des retombées de cendres volcaniques de nature basaltique dans leur partie supérieure mais également des lits alluviaux [8][10]. Ces alluvions, certaines de nature phonolitique, révèlent l’ancien lit d’un cours d’eau d’orientation grossière nord-ouest/sud-est dont l’origine est à chercher sous l’actuel plateau du Limon [14].
La flore fossile des diatomites de Sainte-Reine
Les diatomites sont d’excellents agents fossilisants (finesse du grain et grande capacité de
recouvrement, vitesse de sédimentation relativement élevée) dans un milieu lacustre fermé
pauvre en oxygène dissous (milieu réducteur). Grâce à ces facteurs, une riche flore fossile
nous est parvenue et a permis à certains auteurs, dont Pierre Marty, de collecter un ensemble
d’échantillons variés représentatifs des conditions paléo-climatiques et paléoenvironnementales
à la limite mio-pliocène (fig. 4).
Avant Paul Roiron [11], seul Pierre Marty, contemporain de Pagès-Allary, avait entrepris des
études sur les flores fossiles du Cantal sans s’appesantir cependant sur celle de Sainte-Reine.
La liste floristique contient plus de 40 espèces végétales répertoriées dans les dépôts
diatomifères. Les plus fréquentes sont Alnus boernesi, Carpinus suborientalis, Acer
integerrimum, Acer sanctae-crucis, Betula sp., Zelkova ungeri, Juglans regia, plusieurs
gymnospermes dont Glybtostrobus, Sequoia, Abies et Pinus. On note aussi la présence de
rosacées et de philodendrons. Par comparaison avec d’autres flores fossiles du Massif Central,
les espèces thermophiles sont sous-représentées alors que d’autres mésophiles témoignent
d’un biotope tempéré, voire froid.
La faune fossile des diatomites de Sainte-Reine
Pour l’heure, elle ne concerne que la découverte en abondance de fossiles d’insectes, dont la description scientifique a fait l’objet de publications relativement récentes (voir travaux de NEL [17][18]). Cette faune d’insectes se révèle exceptionnelle par son remarquable état de conservation et sa diversité. En effet, au moins 500 espèces ont déjà été répertoriées : il s’agit pour l’essentiel de termites (Isoptères), de libellules (Odonates), de punaises aquatiques (Hétéroptères) et, pour moindre part, d’abeilles et de fourmis (Hyménoptères).
En revanche, aucun fossile de vertébré, complet ou partiel, n’a jamais été officiellement signalé. Cette absence remarquable, sur un site intensément exploité depuis plus d’un siècle, est certainement à l’origine d’une rumeur toujours actuelle de la découverte d’un poisson fossile : au fil des ans, il est devenu notre poisson du Loch Ness cantalien !
Reconstitution des conditions paléo-environnementales d’âge mio-pliocène dans la région de Murat
Les espèces végétales fossiles suggèrent que les bords étaient peuplés majoritairement d’une forêt caducifoliée dominée par des charmes, chênes, érables, près desquels étaient présents quelques bouleaux, tilleuls et noyers (fig. 5). En revanche, les aulnes, roseaux et bambous identifiés parmi les fossiles montrent que les rives étaient végétalisées ainsi que celles des cours d’eau qui convergeaient vers ce lac. Selon Paul Roiron, une forêt similaire est observable en Chine dans les montagnes du nord-est entre 700 et 1500 mètres d’altitude. Ces forêts du nord-est chinois, à la pointe orientale de la Mongolie intérieure, reçoivent entre 500 et 1500 mm de précipitations par an et sont soumises à une température moyenne variant entre 2,5° et 10°C (de –6° à –18°C durant l’hiver). Le climat tempéré à frais qui régnait dans la région de Murat à la limite mio-pliocène présentait des saisons contrastées avec des hivers qui pouvaient être rigoureux. En effet, la présence de Taxodiacées interdit des périodes hivernales trop longues, les plantes de Murat appartenant à ce groupe (sequoia) avaient besoin d’un apport d’eau régulier et des hivers relativement tempérés. Au regard des autres flores fossiles retrouvées dans le Massif Central, celle de Murat indique un refroidissement certain.
Au lac de Murat, comblé en 50 000 ans par les coques siliceuses des diatomées qui y vivaient, alternaient les périodes où l’apport terrigène était important avec d’autres plus calmes. Ainsi, les retombées de cendres intercalées entres les diatomites, montrent qu’une activité volcanique périphérique, de type hawaïen à strombolien (fig. 5), existait : le lac a servi de réceptacle aux dépôts issus de cette activité. Des cônes stromboliens (identiques à ceux de la Chaîne des Puys, tel le Puy de Pariou) saupoudraient la région de Murat de scories engendrées par leurs éruptions. La planèze de Saint-Flour devait présenter un visage où des cônes stromboliens de quelques dizaines à quelques centaines de mètres de hauteur jouxtaient d’autres points de sortie d'où des fontaines de lave (type hawaïen) arrosaient également les alentours de cendres et scories basaltiques. La sédimentation du lac a donc été perturbée par cette activité volcanique. Les dykes basaltiques ne datent pas de l’époque de la formation du lac, mais sont synchrones de celle, plus tardive, des rochers de Bredons et Bonnevie. La présence d’alluvions intercalées entre les diatomites indique que l’activité morphogénique était aussi perturbée lors des crues des cours d’eau qui alimentaient ce lac dans lequel de petits deltas sous-lacustres ont pu se former. Toutefois les périodes de calme morphogénique étaient bien plus fréquentes que celles où les éléments étaient déchaînés. La sédimentation très rythmée des diatomées montre que ces périodes ont prédominé. A la limite plio-quaternaire, les glaciers de plateau ont formé des moraines plaquées sur les diatomites, laissant par endroits des dépôts morainiques épais d’une vingtaine de mètres. Ces moraines ont favorisé la protection des diatomites en les soustrayant à l’érosion.
CONCLUSIONS
La contribution de Pagès-Allary a la géologie cantalienne est concentrée dans sa région natale, principalement sur les diatomites. Dans les autres domaines (paléobotanique, paléontologie, volcanologie), sa contribution reste officiellement modeste alors que ses campagnes de terrain lui ont permis de récolter quelques beaux spécimens et de faire progresser la connaissance scientifique, mais toujours de façon indirecte, en s’appuyant sur les compétences d’illustres savants de l’époque. Grâce à la découverte des diatomites, les scientifiques connaissent mieux cette période correspondant à l’émission des basaltes planéziens. Bien que l’activité volcanique ait participé au modelage les paysages tels que nous les voyons encore aujourd’hui, on s’aperçoit qu’elle a été très discontinue dans le temps. Pagès-Allary restera connu comme le découvreur des diatomites de Murat, et comme celui qui aura impulsé une activité économique qui non seulement aura des retombées sur l’économie locale, mais également des implications commerciales à l’échelle européenne.