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PASCAL DIBIE, 2006
Le village métamorphosé : révolution dans la France profonde. Coll. Terre Humaine, Plon.


Il y a plus de 60 ans René Dumont publiait ses Voyages en France d'un agronome à partir d'enquêtes réalisées de 1933 à 1950. Plus récemment, en 1977, et en compagnie de François de Ravignan, il retourne dans les villages et sur les fermes étudiés alors, en complétant, en élargissant et en diversifiant son enquête, il en trace l'évolution et montre l'extrême variété des situations. La méthode était donc de développer des monographies et de constater l’évolution dans le temps de ces villages et de ces fermes. Aujourd’hui Pascal Dibie reprend la même méthode en l’appliquant cependant à un seul village, son village qu’il photographie à 27 ans d’intervalle (1979 : Le village retrouvé ; 2006 : Le village métamorphosé). Entre ces différents auteurs, les buts sont différents. Dans le premier cas un diagnostic est posé pour la recherche d’une nouvelle politique agricole ; et pour résoudre ce problème les conditions de base doivent être connues. Cette politique est examinée à l’échelle mondiale : cf par exemple les désastres écologiques avec la prévision d’une potentialité agricole de plus en plus limitée, des steppes semi-arides fragiles. En définitive, ce sont les soucis d’un agronome qui sont exposés... En revanche, P. Dibie ne voit pas la campagne en agronome mais en ethnologue. Il nous invite à revisiter notre société qui est en train de vivre, selon l’expression de l’éditeur « une des plus grandes mutations de son histoire ». L’intérêt est de trouver dans ce livre, la description de nos actes les plus modestes : le repassage, le feuilleton à la télévision, les courses au supermarché, le repas, la décoration, les activités féminines, le traitement des déchets…Description ? pas seulement ... il y a aussi une analyse par petites touches dispersées. Ecoutons l’auteur.

« Quand jeter devient complexe, c'est que le pot déborde, donc que la société connaît une mutation profonde. Ce bruit de balayeuse, ce bruit urbain me trouble parce qu'il vient désorganiser des souvenirs psychologiques et écologiques et qu'il annonce la mise en place d'autres cadres sociaux dans lesquels je vais devoir m'insérer. La violence ressen­tie vient de la rencontre de deux univers et de l'obligation à un réveil, à une prise de conscience critique à l'égard d'un système hybride, rural ou/et urbain, dans lequel il va falloir s'arranger. La question des poubelles, c'est-à-dire de nos déchets nouveaux et de leur gestion, le maire avait raison, n'est pas une mince affaire ». (p107) « La télé imposait son diktat horaire et sa voix, alors que de l'étage supérieur nous parvenaient les glouglous étranges d'un jeu vidéo. Cette scène vécue mille fois, qui menace chez moi comme chez vous, est je le sais d'une banalité considérable, mais la fin organi­sée de la commensalité familiale, la disparition du repas que nous appelions la table, si importante dans notre culture et nos religions, me paraît être, avec le non-traitement de la mort, une des causes majeures de notre déshérence rituelle». (p147)


« Il alluma le plafonnier. La lumière crue, et mon état peut-être, mirent en relief le décor de la pièce dont je n’avais jusque-là ressenti que le confort. La présence de ce mobilier normalisé à outrance me rappelait que l’on n’habite jamais que la culture qui nous habite, et que les choix de décoration sont aujourd’hui presque totalement dépendants de l’offre qui nous en est faite ». (p149).

« Nous sommes devenus tous la même personne, nous pensons à peu près tous pareil - du moins on nous le fait croire -, nous achetons, vivons de la même façon sans être ensemble. Comme les objets, nos vies sont devenues additives, en un mot toutes sem­blables, dépassionnées, désinscrites du communautaire, ce qui ne veut pas dire qu'on ne s'y intéresse pas, bien au contraire, mais la « prise » sur la réalité ne passe plus que par des intermédiaires matériels et techniques » (p 26).

« La défaite de la mort. On me dira que j’insiste un peu trop sur cette question, mais quelque chose dans nos comportements et notre vision de la mort s’est si profondément modifié ces dernières années que je ne puis l’ignorer, tant cela me parait révélateur de ce que nous ne sommes plus….Désormais, tout le monde, ou presque, meurt à l’hôpital ou dans l’ambulance, le plus souvent au grand soulagement des familles. Pour peu que ces dernières soient recomposées, elles ont bien du mal avec leurs morts pour trouver le « comment » du rituel, sinon le « où » du caveau…La défaite de la mort a bien eu lieu, non pas dans le sens chrétien, mais dans le sens économique, par son exclusion de nos préoccupations et par la perte d’un savoir-faire autour des morts ». (p.223).


Au-delà de ces remarques l’auteur explique son métier.

« Il faudrait que je réussisse à dire les choses assez fortement pour ceux qui se refusent à entendre que les sciences de l'homme sont aussi à construire avec le sensible. C'est cela être « totalitaire », c'est être un « être total », c'est être avec soi, en accord avec soi. Ionesco parlait de « l'humble orgueil d'être soi». Comment pourrais-je faire de l'ethnologie contre moi ? Il ne peut y avoir de création si elle est contre son créateur, elle ne peut être qu’un prolongement, une plongée en lui-même, un passage par le profond de l'homme, là où il alchimise pensée et poésie. » (p.128). Et plus loin

« Partager, « apprendre, comprendre et partager », pour reprendre André Leroi-Gourhan, qui insistait sur le fait que « tout ce qui n'est pas partagé est perdu », me paraît essentiel dans l'acte de faire de l'ethnologie. Partager au sens ethnologique, cela veut dire tout autant restituer aux «ethnologisés» ce que l'on a perçu d'eux, faire connaître à sa propre communauté ce que l'on imagine que nous sommes et, dans un double retournement, offrir en dialogue, et non en cherchant à les imposer, les connaissances que nous avons du monde et de sa conception tout en acceptant d'entendre le rapport à l'univers que ces autres si différents articulent. Cela implique que nous revenions à ce que Serge Moscovici appelle « une conception poreuse du monde, à un système ouvert», moins conceptuel, de l'ethnologie, où le chercheur accepte de reconnaître que rien n'est jamais définitivement constitué, ni entièrement déterminable. » (p.371)

L’intérêt du livre est précisément de mettre à disposition une vision, une lecture de nos actes les plus modestes, de tout ce qui peut paraître banal et qui fait notre quotidien. Il « épluche » ce monde dans lequel « la voiture, la cybernétique, la consommation sont maîtresses de nos têtes, de nos temps, de notre économie, où la religion s’abstrait jusqu’à accepter le changement des rites funéraires, où l’agriculture se « scientifise » à outrance et nos paysages se « patrimonialisent ». Ce livre plaira probablement beaucoup parce que chacun de nous se retrouvera aisément; les personnages ne sont pas isolés mais inscrits dans leur contexte sociologique, économique ou politique. Vraiment un très bon livre.


Quelques bonnes feuilles

Et maintenant...A table! (p 143)
Dès que la patronne lança son " à table", on s'exécuta. Rien ne manque à la petite cuisine de ce pavillon [habitation et étable sont éloignées: la première dans le village, la seconde à l'extérieur]: réfrigérateur immense, four à micro-ondes, plan de travail, placards de coin suspendus, hotte aspirante, plaques électriques, four encastré, le tout dans une netteté de musée neuf.... Evidemment, la cuisine a quelque peu changé depuis la " cheminée burgonde" où le foyer était l'âme de la maison qui ne comportait d'ailleurs qu'une pièce..."Et heureusement que ça a changé [dit Sylvette]. J'aurais pas aimé avoir une cuisine comme ma mère. Il fallait courir partout, descendre au cellier pour chercher des machins, aller à la cave pour les endives, monter dans une espèce de réduit où elle mettait les légumes à garder...un grand placard où y avait tout et où on trouvait jamais rien. Le buffet qu'était un fourbi, l'étagère à l'autre bout où tu devais monter sur une chaise pour prendre les confitures...Et l'évier qu'était trop bas, qui débordait...T'avais mal aux reins, ça en mettait partout. Non, non, c'était trop de boulot. Puis tout le monde rentrait dans la cuisine avec ses bottes sales, fallait nettoyer tout le temps, t'as qu'à voir". C'est exactement ce que je faisais, pensai-je. Je songeais qu'ici, cette cuisine fonctionnelle, intégrée, avait dû coûter beaucoup d'argent mais que plus personne n'entrait dans cette pièce conçue plus comme un "laboratoire" que comme un espace communautaire. On ne pouvait pas y tenir à plus de deux ou trois tant elle était petite. L'ameublement avait été imbriqué par le concepteur de telle manière qu'on ne pouvait plus rien changer, au risque de tout démonter. Je devais reconnaître que tout était fait pour réduire la peine et les déplacements, jusqu'au temps de préparation des plats. Une sonnette retentit et une pizza ramollie au micro-ondes atterrit dans l'assiette de Jérôme. A l'injonction de sa mère, le jeune garçon se leva pour "mettre en route" ses "cordons bleus" dans une poêle tandis qu'on partageait la pâte napolitaine...Je me rendais à l'évidence: celle que longtemps on appela la mère de famille, avant qu'on ne la consacre ménagère, ne veut justement plus perdre de temps à la préparation du repas familial pour la bonne raison que, désormais, elle est une active au sens moderne du terme puisqu'elle travaille à l'extérieur....Jérôme ouvrit une nouvelle bouteille, alors que femme et enfant avaient déjà quitté la table, comme si celle-ci n'avait jamais existé, nous laissant l'évidente consigne de débarrasser quand nous aurions terminé... La télé imposait son diktat horaire et sa voix, alors que de l'étage supérieur nous parvenaient les glouglous étranges d'un jeu vidéo. Cette scène vécue mille fois, qui menace chez moi comme chez vous, est je le sais d'une banalité considérable, mais la fin organisée de la commensalité familiale, la disparition du repas que nous appelions la table, si importante dans notre culture et nos religions, me paraît être, avec le non-traitement de la mort, une des causes majeures de notre déshérence rituelle.


L'or blanc. (p 301)
Le lait n'est pas seulement une base alimentaire. Les généticiens ont mis en évidence qu'il était composé de plus de deux mille constituants, ce qui fait de lui une véritable matière première indus­trielle que les laboratoires pharmaceutiques et les « raffineurs » de tout poil se garderaient bien de laisser passer. Sels minéraux, sucres, protéines rares ne tarderont pas à entrer dans la composition de produits qui ne seront pas que fromages ou charcuterie indus­trielle, mais matières plastiques et, bien sûr, médicaments... Peptides et caséine extraits du lait des vaches sont déjà utilisés dans la fabrication de certains tranquillisants, de produits de réanimation et d'immunoglobulines. Produits de faible tonnage encore, mais dont la rentabilité est cent fois supérieure aux dérivés de l'industrie alimentaire en valeur ajoutée. Les chercheurs du génie génétique caressent l'idée qu'un jour on pourra se passer des vaches et de leurs nuisances : ils les ont déjà transformées en laboratoires capables de produire les protéines nécessaires à la mise au point d'antibiotiques, de vaccins ou d'hormones. Après tout, dans la très normale stabulation de ce village de Bourgogne, ne pilote-t-on pas déjà les glandes mammaires comme des machines, le vacher ne bricole-t-il pas déjà les chaînes ADN avec une bien savante maîtrise ?


En attendant, les pis de nos vaches restent une valeur sûre. Le lait maintenu à température constante est à l'abri des microbes, et surtout il est protégé de tout risque de fermentation. Ici, chaque vache est reliée à son ordinateur, ou plutôt à son programme. Les vingt-quatre « appareils » répartis au-dessus des deux quais se fai­sant face sont activés par le kit d'identification que chacune des vaches porte à son col. Dès qu'elles franchissent le portique élec­tronique de la salle de traite, dès qu'on branche les manchons à la mamelle, les ordinateurs se mettent en service. Une pression sur le bouton vert et, en haut, à droite de la console qui mesure environ quarante centimètres sur vingt, le numéro de l'animal s'affiche en rouge. Au-dessous, les chiffres défilent, indiquant la tare de lait que la vache est en train de produire. Dès que les griffes sont déprises, un chiffre indique la variation par rapport aux sept der­nières traites effectuées sur l'« unité ». En haut et à gauche du cadran, un code apparaît quand la vache n'a pas suffisamment de lait pour être traite, ou que le lait n'est pas de bonne qualité pour quelque raison, ou encore quand une mammite se profile. A partir de cet ordinateur, on peut bien sûr obtenir de plus amples données à propos de la vache sur la sellette, que l'on peut aller consulter directement sur l'ordinateur central dans le bureau attenant, afin de vérifier à la minute près l'état de rentabilité de l'« unité laitière » : rendement du lait, consommation alimentaire, maternités passées et à venir, état sanitaire, rentabilité de l'animal, date de mise à la retraite... Oui, on sait tout déjà du devenir de cette tête bovine que l'on connaît surtout par ses arrières...


Un régime sous ordinateur. (p 302)
Pour la traite comme pour l’« agriculture raisonnée », l’ordina­teur est essentiel. Il permet d’engranger sur-le-champ les résultats lacteux de ces herbivores productifs. Mais pour la vache, tout se joue à partir de la médaille rouge qu’elle porte au col. Ce rectangle de plastique contient un microprocesseur détenant toutes les don­nées concernant le régime alimentaire spécifique de chaque animal. C’est ainsi qu’au milieu de la stabulation, une fois rentrées de la traite, les vaches profitent, du moment où elles sont encore debout pour se restaurer en « compléments » à la mangeoire automatique. Elles se présentent donc, après avoir fait la queue et patienté comme dans n’importe quel self-service, sous le grand entonnoir gris qui alimente quatre places individuelles protégées par de solides tubulures à la base. A hauteur du garrot, les vaches se présentent parfaitement devant le dispositif électronique intégré dans le petit tablier noir disposé sous chaque mangeoire. On entend alors les granulés tomber comme par poignées dans le récipient, et les bovins, curieux, cou tendu, absorber, sans gloutonnerie, sans urgence – ce ne sont pas des chiens ! » leur dû de tourteaux, entendez de protéines et de minéraux.


Mais quelle est l’intention de l’auteur? (p 371)
« J'ai appris que voir, c'est construire un rapport critique au monde, c'est reconnaître pour autre ce que l'on perçoit et accepter de nous le représenter comme tel. Voir, là est pour l'ethnologue la question centrale. C'est le regard, notre regard, qui fait le lien entre le dehors et le dedans, entre l'observé, le distingué, l'inventorié, et qui est donc l'exact contraire d'une globalisation. Regarder, faire advenir le regard, c'est donc s'obliger à un déssillement de l'esprit. C'est chaque fois s'inventer des yeux neufs qui seront capables de rendre compte et de l'image qu'ils prennent et de l'image qu'ils donnent. C'est essayer de transformer l'inadmissible en compré­hensible et faire, par exemple, que les images qui défilent devant nos yeux représentent en définitive plus du regard que de la réalité. C'est ainsi, nos yeux inventent car ils sont en partie construits par ce qu'une culture a mis dedans. L'idée à laquelle nous croyons aujourd'hui, que le regard est une mise en boîte qui fait de nous l'un des côtés du monde, est une idée tout à fait contemporaine. Pour en arriver là, pour être capable d'accepter cette étrange idée qui est de se regarder de très près, il a fallu longtemps côtoyer le lointain, flirter avec l'intemporel et surtout désapprendre ou plus exactement réviser, re-visionner ce que nos yeux avaient coutume de voir. Oui, il a fallu de l'incompréhensible, de l'inadmissible, de l'autre, beaucoup d'autres. Il arrive que la chose vue n'ait pas été bien regardée ou qu'elle entre dans une vision des choses, comme on dit, qui n'a rien à voir avec la réalité, bizarrement cela s'appelle alors un malentendu. Voir c'est donc aussi entendre. Heureusement qu'il y a le regard pour lire ce qui vient d'être dit et pour apprendre un peu plus de l'autre ».