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ALAIN BELMONT, 2006
« La pierre à Pain : les carrières de meules de moulins en France, du Moyen Age à la Révolution Industrielle », Thèse de doctorat Université de Grenoble, publiée par les Presses Universitaires de Grenoble.

Quatre parties réparties en deux tomes : le premier tome contient les deux premières parties, 1a : Les meules en leurs moulins et 1b : Le temps des provenances dispersées ; le second tome se rapporte à «  La Ferté-sous-Jouarre, capitale mondiale de l’industrie meulière » (partie 3) et « Les Hommes de la Pierre » (partie 4).

Tome 1 : 232 p plus 32 p réservées à des illustrations en couleurs. Tome 2 : 332 pages plus 8p réservées à des illustrations en couleur. Format A4.

Notre commentaire est relatif au tome 1 qui marque quelques modifications d’ordre historique et qui présente plusieurs liens avec les connaissances acquises par l’association GRHAVS. On voit dans cette relation l’intérêt d’élargir notre vision et de replacer dans un contexte national, nos découvertes locales.

   

Au Moyen Age, un « blanc manteau » de roues et d’ailes (p. 23).


L'histoire de la meunerie médiévale est en train de passer par la même phase de bouleversement que la meunerie antique. Jusqu'à la fin du XX° siècle, la communauté des historiens a suivi la voie ouverte par Marc Bloch en 1935 : l'Europe en général et la France en particulier n'auraient été couvertes d'un « blanc manteau » de roues à aubes et d'ailes entoilées qu'à partir du tour­nant de l'An mille, lorsque la société féodale se mit en place ; les seigneurs désirant accroître leurs gains par le biais des moulins, en auraient construits partout et auraient contraint les paysans à les fréquenter moyennant redevance. Ce schéma fut repris par des générations de ruralistes, jusque et y compris l'auteur du livre que vous tenez entre les mains! Mais durant ces toutes dernières années, une série d'enquêtes régionales est venue nuancer puis infirmer l'hypothèse du père de l'école des Annales. « Supposer pour l'Europe occidentale, de la fin du V° siècle à l'an 800, l'existence de quelques dizaines de moulins seulement, alors que la période des incursions normandes, sarrasines, hongroises au IX°-X° en aurait créé des centaines, et le XI° siècle plus d'une dizaine de milliers », estime Dietrich Lohrmann, « revient à confondre les dates de la première mention avec celles de la première construction d'un moulin ». Le 5e congrès international d'archéologie médiévale en 1996, puis en 1999 les 21e Journées d'Histoire de l'abbaye de Flaran, ont été l'occasion de faire le point des dernières avancées en utilisant notamment les nombreuses découvertes archéologiques.

À l'heure actuelle, plutôt qu'une brusque floraison de moulins hydrauliques impulsée par la féodalité entre les X° et XII° siècles, ressort la conviction d'une expansion presque linéaire depuis l'Antiquité. Les crises économiques du Bas-Empire puis les désordres nés des grandes invasions durent bien freiner un temps ce grand mouvement de fond. En Arles, l'usine de Barbegal ferme ses portes à la fin du III° siècle ou au cours du IV°, tandis qu'aux Mesclans, le site est abandonné « dans le troisième quart du III° siècle ».

Une France riche de milliers de meulières.


Les petites carrières de meules semblables à l’exemple savoyard traité de façon approfondie, dans le tome 1, sont loin d'être si rares. Il en existe à travers la France entière. Plusieurs méthodes sont disponibles pour se faire une idée de la densité des moulins et des carrières. En rentrant sur Internet, il est aisé de prendre connaissance des communes baptisées Les Mollières. De même, les maisons de retraite ou les lotissements affublés de ce même nom et les sites pittoresques à visiter (« venez dans notre hôtel, vous y verrez juste à côté une carrière de meules ! »), sont présents dans tous les départements de l'hexagone. À elle seule la base de données de l'IGN, qui recense tous les toponymes figurant sur les cartes au 1/25 000e, mentionne 632 lieux-dits tels que « meulières », « molières » et autres « merlières », avec une densité plus importante dans le sud du pays et en région de montagne. A. Belmont indique aussi une autre méthode d’identification des indices : le dépouillement des nombreux Dictionnaires topographiques édités dans chaque département par l'Imprimerie nationale. Il relève les occurrences suivantes : 13 dans l'Aude, 8 dans le Cantal, 4 dans le Cher, 20 dans le Gard, 16 dans la Mayenne, 42 dans la Sarthe, etc. Seulement 8 dans le Cantal ? Il y a probablement un biais de la méthode. En se reportant au Dictionnaire topographique de Amé, on constate que de nombreux lieux-dits indiquant la présence actuelle ou ancienne d’un moulin sont indiqués par d’autres toponymes que les précédents : mouleyre, mouleyres, mouli, les moulies, moulinet, moulineux, moulit, mouly et plus simplement moulin. Ce dernier toponyme est représenté dans le Cantal 122 fois (moulins à eau et à vent, mais ces derniers très rares) sur un total de 148. L’importance numérique des moulins, et par conséquent des meules, apparaît clairement. De plus la diversité de la nature de la roche pouvant être utilisée ainsi que la limitation des transports, devraient conduire à une large variété de constitution des meules.

En fait, une recension systématique à une échelle telle que celle d’un département ou d’une région naturelle est rarement envisagée. A. Belmont reporte le cas du département de l’Aveyron. L’initiateur de ce recensement a été le directeur des Archives départementales de ce département. En 1974, Jean Delmas présentait devant la Société des Lettres et Sciences de l'Aveyron un inventaire des meulières de son département. A. Belmont raconte. « Prenant pour base l'enquête de 1809, il est allé sur le terrain traquer les fronts de taille, puis dans les documents à la recherche de leur histoire. Il est ainsi parvenu à en retrouver dans 67 communes - soit dans un peu plus d'une commune sur cinq. Et encore, il ne s'agit sans doute là que d'un minimum. Mis à part sur les plateaux du Ségala, formés de terrains schisteux, presque tous les villages du département possèdent un lieu-dit Les Matières ou La Molière, qui militent en faveur d'une densité bien plus grande. Certaines de ces carrières sont très anciennes : à Taussac, «un Pla de las Molas » est mentionné en 1278 déjà à proximité de Notre-Dame de Lez, près des « affars del Prevostal et de Montanas». Au total, les archives en citent dans 21 localités dès les XV° et XVI° siècles. Malheureusement, les sources mises en œuvre par Jean Delmas ne permettent pas de reconstituer leurs aires de commercialisation pour d'aussi hautes époques, ni même d'évaluer leur production. La multitude d'exploitations retrouvées d'une part, quelques indices de livraisons à longue distance d'autre part, laissent supposer une situation assez proche de celle constatée en Dauphiné, à savoir la coexistence de nombreuses petites meulières aux débouchés locaux et de quelques carrières diffusant leurs pierres à une plus large échelle ».

Un second aspect du livre de A. Belmont, particulièrement intéressant pour nous, consiste dans la non reconnaissance de pierres meulières par le voisinage immédiat. On peut se reporter au site http://geo.cybercantal.net chapitre 12 : La pierre de Justice et chapitre 17 : Légendes et réalités

Au plus près du moulin, les meulières villageoises (p. 77)


Saint-Emiland est un village du Morvan, à deux pas d'Autun et du Creusot. Bien des voyageurs passent au pied de son clocher mais sans jamais s'y arrêter, faute de gare sur la ligne TGV. On voudrait pouvoir tirer pour eux le signal d'alarme, leur dire de faire halte, ne serait-ce que le temps d'entendre le récit des légendes qui emplissent ce lieu. L'une d'entre elles raconte qu'un jour, un miracle se produisit dans les bois, tout près d'une fontaine sacrée. Alors qu'une famine sévissait au village, emportant jour après jour les plus pauvres dans la mort, les habitants de Saint-Emiland s'y rendirent pour implorer Dieu de leur venir en aide. Après bien des prières, leur vœu fut exaucé. Du ciel tomba une pluie bienfaisante, non pas de gouttes d'eau mais de beaux pains tout chauds. Un, deux, trois, quinze, cent : tout un tas se trouva bientôt là, amoncelé en plein centre du bois. À la désolation succédèrent rires et joie ; ce soir-là on dansa au son des violons, en mordant à pleines dents les miches providentielles. Les ventres bien remplis, on décida pour remercier le ciel de consacrer les pains qui n'avaient pas été consommés. Alors survint un deuxième miracle. Mie et miettes se muèrent en pierre, se regroupèrent et formèrent un gros rocher ponctué ça et là des plus jolies couronnes.



Haut : la Pierre aux Pains de Saint-Emiland (Saône et Loire) ; bas : un exemple de bloc erratique mué en meulière : la Chaise du seigneur à Chozeau (Isère).


Ce rocher existe toujours, à cent mètres environ de la fontaine sacrée. Les uns l'appellent la « Pierre des Pains », les autres la « Pierre Guénachère ». Peut-être l'avez-vous deviné ; en fait de pains, ce que les gens d'antan trouvèrent dans les bois furent des meules de moulins. Plus qu'à une intervention divine, on doit à l'érosion l'apparition de cette meulière morvandelle. Au cours des millénaires, l'eau fluant de la source miraculeuse fini par entailler un banc de grès conglomératique épais de quelques mètres. Ce banc affleure sur les bords du plateau, tandis qu'aux endroits où l'érosion a le plus travaillé, sur les pentes et au fond du vallon, il ne subsiste plus que sous la forme de blocs isolés. La Pierre Guénachère est l'une de ces roches solitaires. Elle apparaît sur les flancs du coteau et légèrement basculée vers l'avant, ce qui accentue son aspect à la fois monumental et incongru, même si ses dimensions restent assez modestes — trois mètres de long, deux de large et autant de hauteur. Vue de loin, on la prendrait pour un petit toit de chaumière ou pour un grand couvercle de sarcophage romain. Mais vue de près, le doute n'est plus permis. Sur les pentes du « toit » apparaissent d'un côté trois empreintes et une ébauche de meule, de l'autre côté une magnifique ébauche taillée en plein centre du rocher. Mètre en mains, on comprend mieux l'origine de la légende des pains. En effet, les ébauches ressemblent à s'y méprendre aux grandes couronnes que vendent les boulangers de campagne ; elles en ont la forme et presque la taille, avec leurs 12 cm d'épaisseur pour 83 à 87 cm de diamètre. Malheureusement, la tradition n'indique pas en quelle année cette fournée un peu particulière fut pétrie. Les dimensions réduites des meules renvoient à une époque antérieure à la Renaissance, peut-être au haut Moyen Âge.

Dauphinoise et non plus bourguignonne, la Pierre Merlière ressemble comme une sœur jumelle à la Pierre Guénachère. Gros morceau de conglomérat abandonné par les glaciers de l'ère quaternaire, elle se présente sous la forme d'un rocher isolé, posé à flanc de montagne et sur le bord d'un chemin. Comme à Saint-Emiland, la Pierre Merlière n'a pas manqué d'exciter les imaginations. La carte IGN l’honore d'une étoile rouge et en fait un dolmen... [situation analogue chez nous : voir le site http://geo.cybercantal.net chapitre 8 : origine du dolmen de La Cousty]. « Plus Imaginatifs, les habitants de La Motte-d'Aveillans, le village voisin, ont vu en elle un autel des druides ou le sein pétrifié d'une femme gigantesque; il est vrai qu'avec son ébauche de meule érigée au sommet, la ressemblance avec un mamelon de chair est assez frappante! Au moins quatre meules furent façonnées sur ce curieux rocher : deux au sommet, dont il reste une alvéole d'extrac­tion et le «tétin » dont il a déjà été question, et deux à la base, restées au stade d'ébauches. Là encore, les dimensions relevées suggèrent un travail médiéval : les plus grosses ébauches mesurent 95 cm de diamètre et les plus petites seulement 80 cm. »

La Pierre Guénachère et la Pierre Merlière constituent deux exemples tout à fait caractéris­tiques des meulières locales. Leur taille réduite et le petit nombre de meules qui en ont été tirées - dans un cas cinq, dans l'autre quatre ou guère plus - sont à mettre en rapport avec un marché étriqué, réduit au(x) moulin(s) d'à-côté. Ce type de carrières sur blocs participe d'un genre particulièrement répandu en France. On en trouve un peu partout, dans les lits des torrents, dans les fonds de vallées, sur les pentes des montagnes ou le sommet des plateaux. En voici encore dans la Drôme, à portée de la vallée du Rhône : là, un groupe de rochers au nom joliment tourné - « Les Roches qui dansent », a fourni une demi-douzaine de meules dont on devine encore facilement les contours. Toujours dans la Drôme mais cette fois sur les contreforts du Vercors, une série de blocs tombés des pentes du Glandasse a été exploitée dès les XII° et XIII° siècles. Il en est resté une vingtaine d'alvéoles d'extractions et d'ébauches accidentées dispersées en sous-bois, juste au-dessus de l'abbaye de Valcroissant. La plupart se limitent à peu de chose - une meule par rocher - mais certaines vont jusqu'à constituer de petits fronts de taille, comme avec cette « Pierre des Sacrifi­ces » contiguë à un sentier de randonnée et d'où une dizaine de meules ont été tirées. De l'autre côté du Vercors, dans la vallée de la Gresse, il existait aussi une « meulière de poche » mais son propriétaire veilla à ce que ses traces échappent aux historiens, [obligation étant faite de combler le trou par d'autres pierres].

Relevons enfin la conséquence inattendu d’un phénomène géologique lié au transport par les glaciers : c’est l’utilisation des blocs erratiques pour l’extraction de meules. Ainsi, nombre de communes situées sur les piémonts des Alpes et des Pyrénées ne disposaient que de blocs erratiques. « Dans ces régions, écrit A. Belmont, le socle rocheux est en effet masqué par les sédiments déposés au cours du quaternaire sur plusieurs centaines de mètres d'épaisseur; meuniers et meuliers ne pouvaient donc compter que sur les blocs abandonnés par les cours d'eau ou déposés par les glaciers à l'époque des dernières glaciations. Ainsi dans le département des Hautes-Pyrénées, plusieurs sites de ce genre sont-ils signalés sur les terrasses fluvio-glaciaires et les moraines étirées entre Tarbes et Lannemezan. »

En conclusion, « La pierre à Pain » est un livre passionnant, particulièrement pour une association qui a traité, certes très partiellement, du même sujet. Livre très utile aussi pour ceux qui veulent approfondir les données locales à partir de la bibliographie particulièrement riche.