PRESENTATION du livre de L.F.GROGNIER
La vache de Salers, la plus belle des filles de l'aurochs, est la fierté des auvergnats de la montagne. Et pourtant au XIX°s., les bêtes acajou n'étaient que très ordinaires, bonnes à tout faire ( des veaux, du travail, du fromage et de la viande), médiocres en tout ! On se souvient que Tyssandier d'Escous les a fait évoluer en quelques années en appliquant au cheptel de ses propres exploitations puis en généralisant la sélection drastique des reproducteurs. Il y parvint, malgré les obstacles créés par l'administration bonapartiste et la difficulté de faire évoluer les traditions des éleveurs, et en 1853 la race de Salers était officiellement reconnue.
Mais on a totalement oublié le rôle du Professeur Grognier qui eut quelques années auparavant le mérite d'entrevoir et de tracer les grandes lignes du programme d'amélioration de ces animaux. Ses origines cantaliennes et sa formation de vétérinaire le prédisposaient à étudier cette question à une époque où le développement des villes entraînait un besoin toujours croissant en viande, en lait et en fromage, circonstance heureuse pour l'économie auvergnate.
Dans cet exposé, il fait le point sur les conditions d'élevage des bovins en 1831 (organisation et économie) et particulièrement des Salers dont la capacité d'amélioration lui parait la plus évidente.
La composition des vacheries, les habitudes de nourriture (hivernage, déprimage, transhumance) les veaux, taureaux et bœufs de labour, les vaches à lait, le conflit Cantal/Gruyère, le domptage, les maladies... sont tour à tour pris en compte.
Au-delà de la technique, le simple lecteur pourra mesurer l'évolution du métier d'éleveur, lente sur un siècle (de 1831 à 1950), puis foudroyante jusqu'à nos jours. Et il appréciera mieux les mérites respectifs de Grognier d'avoir pressenti le parti qu'on pourrait tirer de la race acajou et ceux de Tyssandier d'Escous d'avoir expérimenté et prouvé que cette vision était juste.
Ce petit livre donne à la fois un tableau détaillé et précis de ce qu'était la vie rurale de nos montagnes au XIX°siècle, et un thème de réflexion sur le dualisme de la démarche scientifique qui conditionne le progrès : réflexion et expérimentation.
P.Armand.
Louis-Furcy GROGNIER (1774-1837) était professeur à l'école Royale Vétérinaire de Lyon, une partie de sa famille était originaire du CantaL II décrit de manière détaillée - et c'est la première fois que quelqu'un mène ce travail à un tel degré de précision - la variété rouge pur qui passe pour la meilleure parmi les bovins dits « auvergnats » et qui est présente surtout dans la région de Salers. Dans ce mémoire de 1831, il développe ses observations et recherches pour l'amélioration de la race. Il est un précurseur : ses travaux seront repris par Tyssandier d'Escous et Alfred Durand dit de lui : « il est injuste que Grognier ne soit pas considéré comme l'un des créateurs de la belle race bovine cantalienne ». Cette réédition lui rend hommage. Il procède à une analyse des revenus tirés principalement de la production du fromage. A la suite de son analyse, il formule des propositions d'amélioration de la qualité de la Fourme.
D.Malthieu.
L'avis de Michel TAFANEL, président de l’ U.P.R.A. Salers et du Herd-book des Salers :
DÉJÀ EN 1831, LA SALERS ÉTAIT CHOSE CURIEUSE ET PASSIONNANTE
Paradoxe des âges : aujourd'hui si décrié, le mâle Salers était à l'époque
incontournable pour sa robustesse, sa finesse et sa facilité d'engraissement.
Exporté au fil des saisons, de département en département, vers le Nord,
pour son aptitude au travail, il arrivait dans les pâtures d'embouche de Normandie
et finissait sur les étals les plus réputés de la capitale.
La femelle, longtemps, fut simplement vache à lait.
Et si la notoriété de la race était de nouveau au rendez-vous pour sa flaveur ?
BONNES FEUILLES
On sait donner l'eau en temps opportun ; on arrose les prés, on les aiguaie, suivant l'expression du pays, lorsque les gelées ont cessé ; ou ferme les écluses lorsque l'herbe a acquis deux ou trois pouces. Si on arrose dans les premiers jours du printemps, c'est pendant la nuit : on ne voudrait pas, dit-on, priver l'herbe de l'influence solaire d'un seul jour. Des motifs puisés dans la physiologie végétale exigent cette méthode, qu'on n'est pas si exact à suivre dans les grandes chaleurs, quoiqu'elle serait alors plus convenable, attendu que cette température, accompagne pour l'ordinaire de longues sécheresses. On se dispute dans ces momens l'irrigation, et beaucoup de propriétaires ne peuvent jouir que pendant le jour de leur prise d'eau.
On arrose fort peu les regains, dans la persuasion où l'on est que les pointes de ces herbes tendres ne peuvent supporter l'eau ; on se garde bien de donner l'eau aux prés non seulement quand il gèle, mais encore quand il est tombé de fortes rosées : c'est surtout à l'automne que les arrosemens sont pratiqués avec succès, et on n'attend pas toujours pour cela que le bétail ait quitté le pâturage ; on se contente de le tenir dans une partie de la prairie, taudis que l'autre est aiguayée. On reconnaît des eaux maigres, c'est à dire peu propres à l'arrosement : ce sont celles qui ont déjà aiguayé d'autres prés, qui sortent des fontaines situées dans le pré lui-même, surtout si elles sont profondes, c'est à dire froides en été et chaudes en hiver ; celles qui résultent de la fonte des glaces et des neiges, celles qui ont traversé des bancs calcaires. On les bonifie en les rassemblant dans des réservoirs, les exposant ainsi au soleil, surtout en y délayant des engrais.
Tout ceci ne s'applique qu'aux prairies basses. Celles qui sont situées sur des plateaux élevés ne sont en général arrosées que par les eaux pluviales, et les plus favorisées, par quelques ruisseaux qui y coulent naturellement. La végétation n'y commence guère avant la mi-avril : on ne les fauche qu'une fois ; elles ne sont pas déprimées, mais le foin qu'on en retire est supérieur à celui des prairies basses. Un grand nombre d'entr'elles seraient avantageusement converties en montagnes, et l'on pourrait augmenter la fécondité des autres en profitant de tous les moyens d'arrosement que l'on pourrait employer.
Un éleveur, nommé Serres, de Soubrevèze, canton de Murât, avait importé, il y a environ vingt-huit ans, une douzaine de vaches suisses avec un taureau ; il ne réussit point, et ne garda que deux ans le troupeau étranger ; il acheta des vaches du pays et il fit venir un taureau de Salers. Plus anciennement, un autre éleveur, nommé Vidal, établi d'abord à Scheïlade (6*), canton de Murât, ensuite à Recusset, canton de Salers, avait introduit dans ses étables du bétail suisse ; mais bientôt deux motifs le déterminèrent à y renoncer ; il ne pouvait se défaire de ses élèves, et beaucoup de ses vaches ne retenaient pas ; elles étaient, ce qu'on appelle dans le pays, mules.
Tous les éleveurs que j'ai interrogés à Salers, et ils étaient en grand nombre, ont été unanimes sur ces deux points : c'est très rarement qu'on a introduit dans le canton des vaches ou des taureaux suisses pour les mêler avec la race du pays ; ce croisement n'a offert d'autre avantage que de donner de plus gros veaux pour la boucherie, et ce n'est pas à la boucherie que sont destinés spécialement les veaux de Salers.
L'illustre Chabrol dit, dans son livre de la Coutume d'Auvergne (tome IV, page 724), que le territoire de Salers et des environs est celui de la haute Auvergne où les pacages sont les meilleurs, les plus abondans, le bétail le plus beau et les fromages les plus renommés.
La race bovine de Salers est sans doute fort ancienne. M. de Ribier dit, dans son Dictionnaire statistique du Cantal, qu'avant l'établissement de grandes vacheries les montagnes de Salers étaient couvertes de troupeaux de moutons, de même que les montagnes du Puy-de-Dôme. Les laines de ces moutons étaient, dit-on, estimées an point que les Espagnols en achetaient beaucoup ; le reste servait à la fabrication de draps qui avait lieu dans le pays. On m'a montré, aux archives de la mairie de Salers, des réglemens sur ce genre d'industrie antérieurs au seizième siècle, qu'on m'a dit être les plus modernes. L'acte le plus ancien, relatif aux vacheries de Salers, que j'ai pu découvrir, m'a été communiqué par M. Rougier, juge de paix de ce canton ; il est daté de 1644 : c'est une expertise ayant pour objet une fromagerie du Falgoux, bailliage de Salers. On y relate, comme chose remarquable en Auvergne, que les fromages du Falgoux valent dix livres le quintal. Cinquante-six ans après, M. Le Fevre d'Ormesson faisait observer que le fromage de Salers était estimé au point de se vendre depuis onze jusqu'à treize livres le quintal, et toujours un peu plus que celui des autres montagnes de l'Auvergne.
Les communes du canton de Salers les plus riches en bétail sont à peu près dans l'ordre suivant : Salers, Fontanges, Saint-Bonnet, Anglars, Saint-Paul-de-Salers, Saint-Projet, Saint-Martin-Valméroux, Saint-Vincent, Saint-Chamans, Saint-Remy, le Falgoux.
En parcourant ce canton, deux vacheries surtout m'ont frappé par leur beauté ; celle de M. Vacher de Tournemine, ex-membre de la chambre des députés, dont la montagne est à Riniat, commune d'Anglars ; celle de M. Lizet, aux portes mêmes de Salers ; et soit dit en passant, ce n'est pas sans quelque émotion que j'ai vu les ruines de l'humble manoir qui fut le berceau de Pierre Lizet, qui, fils d'un paysan de Salers et simple avocat, s'était élevé jusqu'à la première présidence du parlement de Paris, et qui, après avoir joui de la faveur de François 1er., tomba dans une profonde disgrâce, et mourut oublié dans le couvent de Saint-Victor, à Paris. Ses descendans, au bout de trois siècles, sont ce qu'étaient ses aïeux, des montagnards pasteurs. S'il était vrai, comme ils me l'ont dit, que leurs vacheries datent de Pierre Lizet, il faudrait remonter à une époque bien reculée pour arriver à l'origine de l'industrie pastorale qui distingue la haute Auvergne.
Un autre pasteur, M. Bertrandi, maire de Salers, possède aussi à Tongouse, près Salers, un fort beau bétail. Le nom de M. Bertrandi rappelle un médecin de sa famille, qui, pour le prix de ses services contre une épidémie qui régna dans la Généralité de Riom, obtint de Louis XIV des lettres de noblesse.
Tous les pasteurs de Salers conservent précieusement leur belle race bovine : on la retrouve ailleurs que dans ce canton ; elle existe en effet dans ceux de Mauriac, notamment dans la commune de ce nom et dans celles de Vigean et de Drugeac. Elle règne dans presque tout le canton de Riom-des-Montagnes, où les vaches abondent, et où les autres bêtes bovines sont fort rares, dans une grande partie de celui de Saignes, et même dans celui de Pleaux, notamment à Escoraille. Je l'ai revue dans les deux cantons d'Aurillac, ma ville natale ; elle est entretenue aussi dans celui de Vic-sur-Cère, même arrondissement, et dans les cantons d'Allanche et de Marcenat, arrondissement de Murât. Tout le beau bétail de ces territoires est originaire de Salers ou des cantons voisins, qui, depuis un temps immémorial, ont conservé la pureté de la race. Ce bétail ne s'y maintient que sous la condition d'une nourriture abondante et même sous celle, de l'introduction périodique de quelques taureaux du territoire de Salers pour arrêter la pente à la dégénération.