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Eric Bordessoule

Agrégé de Géographie,
Maître de Conférences au département
De Géographie de l’Université
Blaise Pascal

Actualité d’Alfred Durand

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Alfred Durand, professeur au lycée d’Aurillac, achève sa thèse « La vie rurale dans les massifs volcaniques des Dores, du Cézallier, du Cantal et de l’Aubrac » conduite sous la direction de Philippe Arbos qui est alors le maître de la Géographie Universitaire clermontoise. Publié en 1946, sur les presses de l’imprimerie moderne d’Aurillac, l’ouvrage comme le souligne l’auteur dans son avant propos, vient combler une lacune dans la connaissance géographique du Massif Central. En effet, à la différence des Limagnes, des grands causses ou des ségalas, les Monts d’Auvergne, ce vaste alignement de hautes terres volcaniques, qui s’étend de la chaîne des Puys à l’Aubrac, n’avait jusque là pas retenu l’attention des géographes en dehors de quelques pages dans le cadre d’ouvrages plus généraux. « La vie rurale dans les massifs volcaniques » vient réparer cet oubli en offrant aux lecteurs une monographie détaillée de cette vraie montagne auvergnate. Cet ensemble présente en effet en dépit de la variété des reliefs, ruine des grands édifices volcaniques des Monts Dore et du Cantal, hauts plateaux mollement ondulés du Cézallier et de l’Aubrac, une indiscutable unité. Celle-ci se fonde sur l’association d’un milieu physique original et d’une économie pastorale devenue au fil des temps peu à peu exclusive. Pays d’herbage bien plus que de labours, d’éleveurs davantage que de paysans, les massifs volcaniques de la bordure occidentale du Massif Central, s’individualisent au-delà de leur spécificité naturelle par une indiscutable unité humaine. Ils se distinguent en effet tout à la fois des bas pays céréaliers mais également des hautes terres orientales où l’exploitation pastorale est toujours demeurée secondaire, étroitement subordonnée à la récolte des grains. Ce parti pris d’une étude consacrée à la montagne herbagère et pastorale permet d’ailleurs de saisir pourquoi le plus récent des ensembles volcaniques, la chaîne des Puys, est ignorée par Alfred Durand. Dans un milieu moins doué pour les herbages, elle s’inscrit dans une toute autre logique et n’appartient déjà plus à la montagne herbagère. La vie pastorale disparaît ici sur des parcours trop pauvres abandonnés à la paysannerie. Pilier de l’économie rurale des Dômes, le système agro-pastoral règne sans partage.

En réalité, bien que les travaux d’Alfred Durand s’inscrivent dans le cadre d’une étude régionale classique qui aborde avec minutie toutes les facettes de la géographie humaine des hautes terres, c’est bien la vie pastorale qui est au cœur de l’ouvrage. Par cet aspect essentiel, la thèse d’Alfred Durand s’inscrit dans la lignée du tableau magistral dressé par Philippe Arbos en 1922 de la « vie pastorale dans les Alpes françaises ». Estives, alpages, hautes chaumes, ces termes ont aujourd’hui pour le géographe une résonance particulière, un charme désuet, ils cristallisent l’essence même d’une vie montagnarde traditionnelle autrefois fondée sur l’exploitation des zones herbagères étagées et complémentaires entre elles. Les pâturages d’altitude sont alors intégrés à des systèmes pastoraux qui fournissent à la vielle géographique, matière à l’un de ses plus beaux thèmes d’étude, autour de la notion de genre de vie et de l’adaptation des sociétés montagnardes aux contraintes du milieu. Les géographes s’attachent ainsi, et Alfred Durand est l’un d’eux, à recenser, décrire, classifier dans toute leur complexité, les principaux termes de l’activité pastorale.

Cette géographie pastorale d’autrefois se révèle d’une étonnante variété. L’hétérogénéité des terroirs d’altitude, voués à la dépaissance estivale du bétail, les rythmes de la vie pastorale, la diversité des formes de propriétés et des modes d’exploitation, la place même des hauts pâturages au sein des économies montagnardes sont autant de facteurs qui introduisent de subtiles nuances ou de vigoureux contrastes entre les différents systèmes pastoraux. Alfred Durand s’attache à dresser ce tableau pour les hautes terres volcaniques de la manière la plus détaillée qui soit. Paradoxalement, il saisit les principaux traits de l’activité pastorale traditionnelle de la montagne volcanique à son crépuscule, quelques années seulement avant que les pratiques d’estivage qui règlent celle-ci ne soient profondément altérées par les bouleversements qui vont affecter, au sortir de la guerre, l’équilibre des communautés montagnardes, ce n’est pas là le moindre intérêt de son étude. En 1946, c’était hier, Alfred Durand peut encore écrire « les recettes l’emportent sur les dépenses (…) le fermier comme le propriétaire exploitant s’enrichissent ». Le propos est alors vrai, en particulier dans le cadre de la grande montagne fromagère des Monts du Cantal, qui retient particulièrement l’attention d’Alfred Durand.

Sur des riches herbages, l’élevage cantalien, fondé sur la mise en valeur des pâturages d’altitude au sein de grands domaines et ce, dans une logique essentiellement spéculative, s’est très tôt imposé comme la forme la plus élaborée d’exploitation du domaine pastoral. Dès la fin du Moyen Age, les hautes terres du Cantal se signalent par l’individualisation d’un mode d’élevage spécifique, à la fois pastoral et fromager. Reposant sur la fabrication de la grosse fourme de cantal à l’estive, ce système d’élevage dont les principaux caractères se fixent tout au long de l’époque moderne, va s’imposer comme un véritable modèle et, à l’exception des Dômes, se généraliser progressivement à l’ensemble de la montagne volcanique auvergnate. La notion de système d’élevage repose sur l’interrelation qui s’établit entre plusieurs éléments, au premier rang desquels la nature du bétail, ses modes d’alimentation et bien évidemment ses productions. Il est, toutefois, nécessaire d’élargir cette approche par la prise en compte des structures agraires originales qu’induit, au sein de la montagne auvergnate, le système pastoral et fromager cantalien. Fondé sur l’association d’une race rustique, la salers, et de la fabrication à l’estive d’une fourme d’une cinquantaine de kilos, cet élevage suppose un capital foncier considérable, avec l’établissement, dans le cadre de grands domaines, d’une étroite complémentarité entre les prés de fauche de l’étage agricole, indispensable à l’hivernage du bétail, et les pâturages d’altitude, ces alpages auvergnats désignés par le terme de « montagne » ou estive. style='mso-spacerun:yes'> L’élevage s’est ainsi soustrait très tôt à sa fonction subalterne traditionnelle, subordonnée à la production de céréales et la commercialisation de ces produits (fromages, jeunes animaux, bêtes de trait) a dépassé le cadre local habituel. L’emprise de la grande propriété foncière et d’une précoce orientation spéculative de l’élevage s’oppose ici à la petite propriété et à l’autosuffisance paysanne. Les hautes terres volcaniques ignorent ainsi la « petite montagne » courante dans le Forez ou les massifs alpins, et la propriété collective ne connaît qu’une extension réduite. En effet, alors qu’il constitue la majorité du domaine pastoral de la montagne française, le pâturage collectif est beaucoup plus l’exception que la règle dans les Monts d’Auvergne, où il ne couvre pas le tiers de la superficie des montagnes. On ne retrouve pas, dans la montagne auvergnate, les formules communautaires complexes développées dans les massifs alpins ou pyrénéens et, cantonnée à quelques communaux et surtout aux sectionnaux de village, l’économie pastorale paysanne ne s’est jamais élevée, en marge des grands domaines, jusqu’à la fabrication collective du fromage. Ainsi dans le Cantal, le système pastoral et fromager s’inscrit dans des formules d’élevage et des structures agraires vigoureusement contrastées, au sein desquels il fait figure de véritable modèle.

Par modèle, nous entendons une formule d’élevage qui, avec ses structures foncières, son bagage technique, sa main d’œuvre, ses productions et leur orientation commerciale, apparaît comme un facteur de progrès et le gage d’une certaine prospérité. Jusque tard dans le XXème siècle, la possession d’un beau domaine à vacherie et d’une vaste « montagne » permet d’asseoir le statut social du propriétaire. Erigés en idéal, ces grands élevages s’imposent comme le signe distinctif d’une véritable « aristocratie » d’éleveurs. Dans la première moitié du XXème siècle, les émigrés vont, d’ailleurs,continuer à investir massivement dans la zone pastorale, l’achat d’une « montagne » apparaissant comme le meilleur révélateur de la réussite de ces « coares » enrichis à Paris. Modèle, la grande ferme pastorale de type cantalien l’est également par le rôle qu’elle tient, en matière d’innovations techniques. Une classe de grands propriétaires soucieux des progrès de l’élevage s’attache, en effet, à promouvoir la sélection de la race salers et l’amélioration des pratiques fromagères. Enfin, le modèle cantalien s’est diffusé largement en dehors de son berceau initial des planèzes de l’ouest du massif. Selon des modalités variées, la greffe a pris dans le Cézallier, l’Aubrac et les Dore. Par cette diffusion à l’identique, le système d’élevage cantalien ne coïncide pas avec une région naturelle, ses limites sont avant tout d’ordre social, il s’agit bien d’un modèle que l’on cherche à reproduire en d’autres lieux.

Ainsi relire aujourd’hui l’ouvrage d’Alfred Durand, désormais vieux de plus d’un demi-siècle, c’est tout d’abord effectuer une spectaculaire remontée dans le temps, c’est revenir à l’âge d’or de la vie pastorale de la montagne volcanique. C’est aussi, à la lumière des permanences de l’ordre ancien, éclairer les mutations d’aujourd’hui.

Jusque dans les années 50, l’activité pastorale est demeurée fidèle, dans les Monts d’Auvergne, au schéma traditionnel que décrit Alfred Durand. En quelques années, pourtant, la montagne volcanique va connaître une profonde mutation. Un peu partout, les burons disparaissent et les « montagnes à lait » qui subsistent témoignent déjà d’une prospérité disparue. Dès le milieu des années 50, les bénéfices retirés de « l’estivade » (ensemble de la production fromagère au buron) ne compensent plus le coût de l’estive. L’équilibre sur lequel reposait la transhumance laitière est rompu. Les causes en sont multiples. La main d’œuvre, devenue plus rare, se révèle beaucoup onéreuse et les gages versés aux buronniers grèvent lourdement le profit retiré de l’exploitation des montagnes. Il devient très vite pratiquement impossible de poursuivre la production fromagère au buron au moment où les autres productions des élevages salers et aubrac sont dévalorisées. Devant la concurrence des races laitières spécialisées et les nécessités impérieuses de la mécanisation agricole, les races rustiques des hautes terres perdent un à un tous leurs atouts. Les ventes d’animaux de trait vers les bas pays céréaliers voisins du sud-ouest ou le Bassin Parisien périclitent alors que, à la périphérie des massifs, la salers et l’aubrac se voient concurrencer au sein des troupeaux laitiers par des races spécialisées. Dès lors, la mise en valeur des pâturages d’altitude, soumise à l’arrêt de la transhumance laitière et au déclin des races rustiques, semble condamnée, sans appel. Dans le Cézallier, les Dore, au cœur du massif cantalien, le boisement progresse au détriment des estives laissées vacantes.

Spectaculaire, cette crise met un terme à une économie séculaire fondée sur une mise en valeur intensive du territoire pastoral et la fabrication du fromage au buron, mais ne prélude pas à un déclin irrémédiable de l’utilisation des pâturages d’altitude. En fait, la disparition des anciens systèmes pastoraux ne va provoquer qu’un repli partiel, voire passager des territoires d’estive. Très vite, un renouvellement de l’activité pastorale s’opère, il se fonde sur le développement d’une importante transhumance depuis les régions périphériques et l’émergence d’un élevage allaitant tourné vers la production de viande maigre. Produit jadis secondaire, le broutard, veau sevré tardivement et vendu entre 8 et 10 mois après un été à l’estive, est devenu le pilier de ces nouveaux systèmes d’élevage, le croisement salers-charolais ou aubrac-charolais répondant bien à l’attente des ateliers d’engraissement italiens. Dans les massifs volcaniques, la reconversion des montagnes à lait s’est finalement trouvée largement facilitée par un certain nombre de caractères analysés par Alfred Durand. Ainsi, la polyvalence des races rustiques autochtones a favorisé le rapide développement de l’élevage à viande. Certes, la ferrandaise a pratiquement disparue dans les Dore devant l’extension des races laitières spécialisées mais la salers et l’aubrac ont bien résisté et voient même aujourd’hui leurs effectifs s’accroître aujourd’hui de nouveau. Devenues de simples mères à veau, elles offrent cependant encore de nombreux avantages. Par leurs excellentes qualités de reproduction et la diffusion du croisement avec la vache charolaise, les animaux atteignant un poids plus élevé qu’en race pure, elles ont favorisé la réorientation de l’élevage montagnard et permis la reconquête de la plus grande partie de l’espace pastoral. De même, le passage à un nouveau cycle de l’élevage pastoral s’est appuyé sur la permanence des structures foncières. Aujourd’hui encore, la dimension moyenne des unités pastorales privées, une quarantaine d’hectares, correspond fidèlement à la superficie autrefois nécessaire au séjour d’une cinquantaine de vaches laitières et à la fabrication de la fourme de cantal au buron. Les modifications ont été minimes. Au total, simple phase d’adaptation à la réalité économique, le passage de la « montagne fromagère » à la montagne d’élevage n’a pas durablement remis en cause la vocation d’estive bovine du domaine pastoral auvergnat. La pratique de l’estive apparaît toutefois renouvelée avec une plus grande diversité de systèmes d’élevage utilisateurs et l’apparition de nouveaux transhumants, depuis le nord Aveyron, le bassin d’Aurillac, la Châtaigneraie. L’occupation des montagnes fait désormais largement appel à des bassins d’alimentation plus éloignés qu’autrefois. Si elle n’a pas totalement supplanté l’élevage local, la transhumance, migration plus lointaine en provenance de régions extérieures à la montagne volcanique, représente aujourd’hui près de la moitié du bétail estivé dans les Monts d’Auvergne. Cette diversité nouvelle des modes d’élevage et plus ou moins grande pression exercée par les transhumants extérieurs, a transformé le visage des pratiques pastorales. Toutefois, les tendances spatiales actuelles reprennent souvent, en les accusant, les anciens contrastes. On peut ainsi distinguer, du sud au nord de la montagne volcanique, quelques grands types de milieux pastoraux :

De hautes terres, où la bonne tenue des pâturages d’altitude laisse encore peu de place à la déprise. Un élevage local orienté vers la production de viande maigre sur de grandes structures, conforté à des degrés divers par la venue d’usagers extérieurs, maintient une pression importante sur le domaine pastoral. On reconnaît là l’Aubrac et une large part des monts du Cantal, même si ce dernier massif a perdu sa primauté d’antan.

Dans le Cézallier et les Monts Dore, la situation est bien différente. L’activité pastorale ne s’y maintient pour l’essentiel que grâce à la vigueur des mouvements de transhumance issus des bas pays.

En définitive, à l’issue de la crise des années 50 et du processus de reconversion vers la montagne d’élevage, la géographie de l’activité pastorale n’apparaît pas profondément bouleversée, comme le souligne le héros du Guépard « il faut sans doute que tout change pour que rien ne change ». Les tendances spatiales actuelles reprennent souvent, en les accusant, les anciens contrastes. Au-delà des ruptures, ils pèsent encore largement sur la géographie actuelle de l’estive dans les Monts d’Auvergne et l’adaptation économique contemporaine reprend au moins en partie les cadres du passé étudiés par Alfred Durand. Finalement plus complexe que jadis, la mise en valeur des pâturages d’altitudes apparaît dans la montagne volcanique auvergnate comme le révélateur des mutations les plus récentes des hautes terres et des bas pays voisins et comme le conservatoire des héritages du passé. Curieux mélange où se mêlent étroitement, dans le cadre d’un paysage pastoral pour l’essentiel sauvegardé, traditions et éléments de renouveau. A ce titre, la lecture de « La vie rurale dans les massifs volcaniques » demeure un préalable indispensable si l’on veut saisir l’évolution contemporaine des hautes terres.