geo.cybercantal.net sommaire Une exposition de manuscrits enluminés dans le Cantal Dosdat
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Avranches et Le Mont-Saint-Michel

Les visiteurs viennent à Avranches depuis longtemps pour admirer les magnifiques vestiges des livres du Moyen Âge, rassemblés par les moines bénédictins de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. C’est autour de 200 manuscrits fabriqués sur parchemin, qui survivent de la bibliothèque médiévale.

Le livret de J.L. Leservoisier résume l’histoire du Mont et témoigne d'une incessante activité spirituelle, intellectuelle et artistique. Dans un cadre rénové, la bibliothèque patrimoniale comprend 14 000 livres anciens. Ils sont présentés au scriptorial d’Avranches qui permet un voyage dans le temps en s’aidant des livres médiévaux. On y apprend tout sur la fabrication des parchemins, l’usage des plumes d’oiseaux, de la corne de bœufs, la mise au point des encres, des pigments de couleur et des liants.

C'est au XI° siècle que l'art du livre atteint la perfection : les copistes et les artistes donnent naissance à des créations originales, dans le style des scriptoria normands : écriture « enluminée », initiales au décor varié, peintures à pleine page exceptionnelles. L'abbaye doit aussi le surnom de « Cité des livres » à la richesse et à la diversité des textes, tant sacrés que profanes, et à l'ouverture de la bibliothèque aux mouvements de pensée de son temps. Saint Augustin y côtoie Aristote et Abélard.

Le scriptorium est né en 966 avec l'arrivée des moines bénédictins à l'abbaye. Les ducs de Normandie, en lui accordant richesses et libéralités, favorisèrent les conditions de son essor. Les périodes les plus productives jusqu'à la fin du XII° siècle correspondent à un ensemble de facteurs favorables : la stabilité politique, la direction par des abbés amateurs de livres, la présence de grands lettrés et d'artistes expérimentés. Mais après la victoire de Philippe Auguste et le rattachement de la Normandie à la France, les scriptoria monastiques normands cessèrent peu à peu leur activité. La fabrication des livres passa aux mains des ateliers urbains et laïques qui imposèrent de nouveaux modes de production. Malgré le déclin, l'atelier monastique a pourtant survécu jusqu'au début du XVI° siècle.

À l'époque romane, les artistes normands se sont particulièrement distingués dans le domaine de l'enluminure en décorant leurs livres d'initiales ornées, peuplées de rinceaux de feuillages. Les Montois pour leur part ont créé un style, une esthétique propre : le rinceau habité. L'initiale ornée souligne d'abord la structure interne d'un énorme texte, organise et classe ses informations. Début d'un mot, elle introduit un livre ou un chapitre, réveille et fixe l'attention du lecteur. On a souvent établi des rapprochements avec le chapiteau sculpté de l'église romane. Dans un manuscrit du Mont, la collaboration entre les «images» et le texte est parfois si étroite qu'on peut parler d'écriture enluminée.

Une enluminure - du latin illuminare, -éclairer - est aussi à l'origine un décor destiné à indiquer les divisions du texte, en un temps où l'on n'avait pas l'habitude de séparer les chapitres ou les parties d'un volume. On utilisa donc des lettres ornées, d'abord pour « éclairer » un texte, le rendre plus compréhensible, ensuite pour en augmenter l'attrait. Les premiers décors furent de simples dessins à la plume et à l'encre noire, éventuellement rehaussés de rouge. Assez vite, on en vint à accorder autant de soin à la décoration des lettrines -ou grandes lettres - qu'aux peintures proprement dites. Au décor abstrait ou faisant appel à des sujets naturels (plantes, animaux), renfermant parfois une scène ou un personnage identifiables - elles sont alors dites « historiées » -, les lettrines éclatantes de couleur, peintes à la gouache et quelquefois rehaussées d'or « illuminent » en vérité un manuscrit. Avec le temps, on en vint à réserver le terme d'enluminure à l'ensemble de la décoration d'un manuscrit, utilisant celui de miniature pour désigner une peinture, à pleine page ou non. Avec la fresque, dont peu de témoins nous sont parvenus, l'enluminure est l'un des aspects majeurs de la peinture médiévale. Grâce à la résistance du matériau de base, le parchemin, grâce aussi à la stabilité des pigments à partir desquels étaient fabriquées les couleurs, grâce enfin au soin dont les amateurs, désintéressés ou non, les ont entourés à travers les siècles, un grand nombre de manuscrits enluminés ont pu être conservés et parvenir jusqu'à nous. La parenté de cet art avec celui du vitrail ou des émaux est évidente : on y retrouve le compartimentage, les couleurs franches, les motifs se détachant sur un fond de couleur très vive. L'art de l'enluminure reste aujourd'hui l'un des plus fascinants qui soit par sa beauté, sa diversité, et ce qu'il révèle de capacités d'adaptation et d'invention chez ses auteurs. Pendant toute l'époque romane, ces derniers furent des religieux qui, gratis pro Deo et la plupart du temps anonymement, mirent leur savoir-faire au service d'une communauté. Ici illustration du livre de Monique DODAT

Le second document préparé par Monique Dosdat développe les spécificités de l’art de l’enluminure développées dans l’abbaye du Mont. Les illustrations permettent une initiation à l’histoire du Mont. Elles mettent en évidence les apports extérieurs et les adaptations correspondantes. Les artistes du scriptorium monastique ont peuplé les branchages d'êtres animés, d'hommes et le plus souvent d'animaux réels ou fantastiques, avec une préférence pour l'aigle, le lion, le dragon. Ainsi la lettrine romane montoise associe rigueur et fantaisie, simplicité du dessin et savoir-faire élaboré. Exécutée à la plume, elle peut s'enrichir de coloris délicats et nuancés où dominent les rouge, vert et bleu, recevoir des couches picturales épaisses et éclatantes ou rester exempte de toute peinture couvrante. Les illustrations de ce livre, particulièrement évocatrices, permettent, avant l’heure, une visite guidée de grand intérêt.

Influencé par les modèles de l'Empire carolingien et des îles anglo-saxonnes, le scriptorium normand du Mont-Saint-Michel va créer son propre style d'enluminure au milieu du XI° siècle, en donnant naissance à des créations originales, et à son tour fera école.

Le livre à l'époque romane est le lieu discret de la rencontre entre l'art et la connaissance. Les peintures dissimulées entre les feuillets de vélin, les mises en pages réfléchies qui organisent lettrines, titres et textes et harmonisent les encres et les couleurs, ne racontent nulle histoire, ne veulent rien révéler du temps et du lieu de leur création. Elles ne délivrent qu'un seul message : lecture et écriture sont prières. Nés dans le silence d'une abbaye bénédictine, destinés à être ouverts avec révérence et gardés loin des yeux profanes, les manuscrits du Mont-Saint-Michel révèlent aujourd'hui leur splendeur.

Mais rentrons plus précisément dans le mécanisme d’apparition des lettrines normandes. En général, on trouve une lettrine ornée au début d'un texte, et à l'intérieur de celui-ci au début d'un chapitre. Parfois, quelques lignes en capitales l'accompagnent. Lettrines et capitales servent à l'articulation de la page écrite; elles indiquent ses divisions, en un temps où chapitres et paragraphes ne sont pas séparés. Les lettrines sont différentes selon la lettre de l'alphabet par laquelle commence le texte. Car il est manifeste que celles qui ont des panses rondes, et en particulier O, Q et P, accueillent plus volontiers une ornementation développée que les lettres filiformes (I, S) ou aiguës (A, T). Dans le scriptorium du Mont-Saint-Michel, P et Q ont fait l'objet d'un traitement de choix, qui fut déterminant pour l'évolution du style montois. Dans un manuscrit copié sous l'abbatiat de Maynard II (991-1009), donc au tournant du millénaire comme le précédent, apparaissent un P et Q où l'on trouve en germe des formules décoratives appelées à s'épanouir dans la seconde moitié du XI° siècle.

Mais texte et lettrines ne sont pas isolés. Un rapport s’institue entre ces deux éléments et une hiérarchie apparaît entre la position dans le texte de différentes lettrines. C’est la période durant laquelle le duc de Normandie (Richard II) assure au monastère protection, paix et prospérité. Les pèlerins y viennent en foule. Le légendaire s'enrichit. Dans les manuscrits, les formules inaugurées peu auparavant sont imitées et enrichies. L'un de ces manuscrits renferme trois lettrines dans un état d'achèvement inégal, intéressantes pour ce qu'elles nous révèlent de la façon de travailler des artistes, ainsi que de la hiérarchie qui s'établit entre les illustrations, à l'intérieur d'un même ouvrage. La lettrine de tête, c'est l'usage, est particulièrement soignée. Son décor est dans la continuation des manuscrits antérieurs. C'est un B parfaitement dessiné, achevé, équilibré. Son ornementation est à la fois riche et maîtrisée. Avec les capitales du titre, en lignes alternativement noires et rouges, il constitue le départ du livre. C'est la belle page, celle qui est destinée à être montrée, vitrine du scriptorium et réclame du copiste. Au second folio du même manuscrit se trouve une autre initiale, un C. Les lettrines n'ont plus pour objet que d'indiquer les têtes de chapitre. Cette initiale a été dessinée avec moins de soin que la belle initiale du titre. Néanmoins, on a pris la peine de la colorier de cette éclatante teinte minium dont le scriptorium du Mont fait grand usage. La troisième lettre ornée se trouve loin dans le texte, au folio 137 verso. C'est un R, une lettrine habitée dans la lignée du P décrit plus haut. Mais le trait est moins net, hésitant. Les traces de dessin préparatoire au crayon sont visibles. L'encre rouge semble utilisée sans plan précis. Surtout, l'utilisation de deux animaux, un dragon et un oiseau, pour former la panse et la barre oblique de la lettre indique une tendance à renouer avec la tradition zoomorphique. La lisibilité de la lettre s'en trouve affectée. L'écriture de ce manuscrit demeure, quant à elle, régulière d'un bout à l'autre, et d'une remarquable clarté. Seules les lettrines ont fait l'objet d'un traitement inégal, ce qui révèle que le texte reste prioritaire. Désormais, l'habitude est prise de réserver un décor particulièrement soigné et élaboré à la première page. Constitué encore uniquement par une grande lettre ornée et une disposition étudiée de l’Incipit, il va se voir complété, dans les années suivantes, par une peinture qui trouvera place vis-à-vis, au verso du premier feuillet resté blanc : le frontispice.

Pendant la Révolution française, la ville d'Avranches, alors chef-lieu du district, a recueilli en dépôt la majeure partie des livres, manuscrits et imprimés provenant de l'abbaye du Mont-Saint-Michel. Des deux cents manuscrits médiévaux parvenus jusqu'à nous, soixante ont été entièrement réalisés par les moines bénédictins de la fin du X° au XII°siècle et constituent une des plus belles collections de France de l'époque romane. En ce temps âpre et brutal de la féodalité, quand le savoir et l'étude s'étaient réfugiés à l'abri des monastères, ils témoignent du soin extrême apporté à la copie des livres.